Depuis une trentaine d’années, les fondamentaux de l’éducation sont déboulonnés par des théories contradictoires dans l’art d’accommoder les enfants. Ici et là, des voix s’élèvent pour appeler au retour du père et fustiger la « toute-puissance » des mères. Les parents sont désorientés. Plus que jamais ils doivent reprendre la main et répondre fermement, dès la naissance, à la « toute-puissance infantile » de leur progéniture. Parce que, explique Vincent Batouala, historien des mentalités, la majorité des enfants sont des « enfants à problème » aujourd’hui. Tous les enfants ou presque sont devenus difficiles, agités et malheureux, surtout en milieu urbain, pourrait-on ainsi dire. Leur nombre grandissant laisse à penser que ce seraient en fait des « enfants mal élevés ». Tout bêtement.
Les enfants vont-ils si mal vraiment ? On est tenté de dire oui, répond Batouala. En trois décennies, l’historien les a vus changer. Les enfants d’aujourd’hui présentent des « troubles du comportement » à ses yeux. Des troubles qu’on ne connaissait pas chez les enfants autrefois, insiste-t-il. Par exemple, des difficultés relationnelles, des problèmes scolaires ou d’hyperactivité… Ce sont souvent des petits obsessionnels, et ils ont globalement plus de mal, depuis vingt ou trente ans. La preuve ? L’incroyable développement des organisations de défense des droits des enfants, qui visent à leur « rééducation », notamment des enfants de rue ou des filles mères.
Le rôle d’éducateur en question
Selon Batoula, la responsabilité des parents dans leur rôle d’éducateurs est en question. Et ce dès la toute petite enfance. Mais pourquoi ne le font-ils pas ? Que se passe-t-il ? En toile de fond de ce « défaut d’éducation », il y a deux événements fondamentaux, selon lui. Et en tout premier lieu, la perte du pouvoir du père comme chef de ménage au profit de la mère, dès les années 1980 à cause de la crise économique. Depuis, c’est la mère qui nourrit la famille, scolarise les enfants, s’occupe des soins médicaux… Bref, elle s’occupe de tout parce que le père, dans la plupart des cas fonctionnaire de l’État, est mal payé ou est au chômage depuis plusieurs années. Évidemment, ça change tout. « L’enfant devient une conséquence involontaire de l’écroulement de l’édifice familial, et un pur produit d’une société qui a perdu ses repères à cause de la précarité de la vie », souligne le sociologue Laurent Mbiye.
En second lieu, il y a le passage de la « société d’abondance », des années 1960-1970, à la « société de pénurie », à partir des années 1980, s’est accompagné de la mercantilisation de l’école, qui, par conséquent, a cessé d’être le « relais » de l’éducation familiale. Dans cette société de pénurie globale que nous connaissons maintenant, le paradigme social a changé. Avant, rappelle Mbiye, c’était : on peut tout manquer dans la vie sauf la dignité. Elle faisait la grandeur de l’homme et était l’expression de la bonne éducation reçue. Aujourd’hui, c’est le Aide-toi et le ciel t’aidera. « J’entends souvent dire à Kinshasa : Monde ya nko », s’étonne Mbiye. Pour Batouala, un statut est donc donné à la « frustration sociale » généralisée : « Yo moto okobongisa mboka yango ? (est-ce toi qui va redresser ce pays ?) » ou à ce que les psychanalystes appellent « le manque ». Le message intrinsèque à l’éducation d’un enfant dès son plus jeune âge était : « Tu peux tout avoir, si tu réussis dans les études. ». Aujourd’hui, le message de notre société de consommation, et donc des parents eux-mêmes, qui peinent à y résister, c’est « Débrouille-toi ».
Le phénomène n’épargne aucune classe
Cela suggère-t-il que ce sont les classes déshéritées qui peinent le plus à éduquer leurs enfants ? D’après Mbiye, il semble que le phénomène touche toutes les catégories de la société. Les couches supérieures de la société ne s’en sortent pas mieux parce que l’école a cessé de jouer son rôle d’éducation. Certes les enfants des « bas quartiers » sont les plus frustrés parce qu’ils ne vont pas bien, mais des pans entiers des couches supérieures dans les « beaux quartiers » ne vont pas aussi bien, ajoute Batouala. Les problèmes d’éducation sont partout les mêmes, note-t-il. Selon lui, le message aujourd’hui pour les enfants issus de la misère est « se battre pour avoir le plus possible ». Ce qui est terrible, souligne Mbiye, c’est de grandir dans la « privation » alors que la société vous fait croire que vous avez droit à tout. Il y a de quoi devenir fou.
Pourquoi tant de parents, pour ne pas dire tous, n’ont plus d’autorité ? « Ce qui fonde l’autorité, ce n’est pas la colère, ce n’est pas la claque ou la fessée, que je réprouve, c’est la hiérarchie au sein de la famille, et surtout la conscience que l’on a d’elle. », répond Mbiye, sans ambages. D’après lui, lorsque l’on n’a pas le moindre doute sur son bon droit à exercer l’autorité, lorsque l’on n’est pas dans une entreprise de séduction de son enfant, cela fonctionne. Tant de parents se livrent à des négociations, à des marchandages avec leurs enfants ! Mais on ne négocie qu’avec un individu qui est à « égalité » avec vous !, martèle-t-il. Ce qui n’est pas le cas d’un enfant ? Un petit enfant est une personne digne de respect. Mais non, il n’est pas encore un sujet, il n’est donc pas notre égal, enfonce Batouala.
N’est-ce pas la faute à tous ces « experts de l’enfance », si les parents ne se sentent plus légitimes ? En démontrant à coups de grandes théories qu’ils savent et qu’ils font mieux que les parents, n’est-ce pas qu’ils les infantilisent, dépossèdent de leur rôle ? Absolument ! Il faut tenter de rétablir les parents, surtout les pères, dans leur statut, de leur redonner la confiance en eux, déclare Batouala. « Depuis que ces experts dont vous parlez sévissent sur les ondes, les parents sont devenus mutiques, se sentent incapables de faire aussi bien qu’eux, donc ils sont paralysés », argue-t-il. Or, Mbiye préfère les parents qui se trompent, mais qui s’assument dans leur bon droit, eux « en haut » et l’enfant « en bas », plutôt que de se réfugier derrière des « recettes » de ces experts de l’enfance. Est-ce à dire que la place qu’a prise « l’inconscient » dans notre société est un obstacle à l’éducation ? Mais l’éducation n’est pas de la « thérapeutique », réagit Batouala, dans ce sens qu’elle est un « blocage des pulsions ».
Le mot qui a fait peut-être le plus de dégâts dans les familles est le mot « traumatisme ». On a tellement eu peur d’en faire subir aux enfants, alors qu’ils supportent très bien la frustration, qu’on les a empêchés de grandir…, souligne Mbiye. Ce sont surtout les mères qui sont accusées de tous les maux dans les critiques que l’on entend ici et là ! Au contraire, poursuit-il, on les soumet à une pression si grande, à la fois maternelle et professionnelle, que pour pouvoir tenir elles ont trouvé un moyen simple de soigner leur narcissisme : se faire aimer de leur enfant en le comblant en tout, en se mettant à sa disposition. C’est une catastrophe ! Les femmes d’aujourd’hui travaillent, s’investissent en dehors de leurs enfants. Comment pourraient-elles alors se mettre à leur disposition ? En essayant de rattraper chaque soir, en une heure et demie, leurs dix heures d’absence, voire plus ! Quelle erreur ! Pour Mbiye, leur présence n’a pas autant d’importance qu’elles le croient. Elles n’ont rien à « rattraper ».
On sent bien son empathie pour les pères… c’est quand même fort car hommes et femmes sont désormais à égalité dans l’éducation de leurs enfants… Mais non, pères et mères ne sont pas à égalité ! Les relations intra-utérines laissent des traces indélébiles chez l’enfant, qui sait d’emblée qui est sa mère et ne pourra d’ailleurs plus jamais s’en débarrasser, alors qu’un père, pour un bébé, est un étranger, fait remarquer Mbiye. La mère doit donc investir le père dans son discours, et la société le soutenir dans son statut, qui n’est pas interchangeable avec celui de la maman. Nous faisons souvent le contraire, et tout le monde y perd, explique Mbiye. Et Batouala de renchérir que le diagnostic sur la violence, physique et/ou verbale, est sans ambiguïté : manque de pères ! Les pères d’aujourd’hui sont beaucoup moins présents parce qu’ils ne sont pas investis et reconnus dans leur statut par le discours maternel et la société désormais dans son ensemble. S’ils ne sont considérés que comme des mères bis, cela n’a pas de portée sur l’éducation de l’enfant. On a mis dans la tête de ce dernier que c’est sa mère qui fait tout pour lui. Un père peut être présent en permanence et n’avoir pas voix au chapitre. On en voit tellement dans nos quartiers.
C’est en incitant la société et les mères à accepter que les pères jouent leur rôle dialectique dans l’éducation qu’on va rétablir le statut des pères, tranche dans le vif Mbiye. Comment ?
En tractant la mère vers sa féminité et en brisant le face-à-face mère/enfant, dit-il. Et si ce « défaut d’éducation » perdure, que risque finalement notre société ? L’un et l’autre sont à peu près d’accord que l’individu dont la toute-puissance infantile n’a pas été jugulée par l’éducation continue, à l’âge adulte, à vivre dans l’angoisse, l’individualisme et l’obsession. Si les parents, surtout les pères, ne réinvestissent pas leur rôle, notre société risque « une rupture du lien social », que l’on pressent déjà, selon le sociologue Mbiye. Et elle risque de devenir « ingouvernable », d’après l’historien Batouala.