Une révolution silencieuse se passe sous nos yeux. Elle touche un moment crucial de l’économie, ou plutôt de l’économie marchande : celui qui réunit un acheteur et un vendeur pour une transaction. Tout avait commencé avec le produit. Ce produit est devenu la base d’un service. Puis ce service a été intégré dans une solution. Cette solution participe désormais à l’expérience client. Pareille expression fait penser à une mode de marketing. Il s’agit en réalité d’un changement profond, qui vient à la fois de la montée de la concurrence et des technologies de l’information, qui se répercute dans l’économie tout entière.
Décider en fonction de son vécu
Reprenons cette évolution avec l’exemple du taxi. Au départ, il y avait une voiture. Ensuite, il y eut le service : le transport d’un point à un autre. Avec le téléphone, il devint possible de développer une solution pour organiser le déplacement, faisant venir une voiture au moment voulu. Aujourd’hui, le client peut décider en fonction de son vécu. Il se souvient d’une fois où la voiture a été compliquée à réserver, où le chauffeur écoutait la radio en sourdine tout en vantant le Front national, avec son chien sur le siège avant et une odeur refroidie de cigarette dans l’habitacle. Il se souvient d’une autre fois où un chauffeur impeccable est venu lui ouvrir la porte en lui proposant une bouteille d’eau et un chargeur pour son mobile. Il est vraisemblable que son « expérience client » l’amènera à choisir le second prestataire plutôt que le premier. C’est ainsi qu’on est passé de la voiture au taxi, du taxi à G7 et de G7 à Uber.
L’expérience client n’est évidemment pas nouvelle. Tous ceux qui travaillent dans les industries du luxe la couvent depuis des lustres, ne serait-ce que pour mieux faire passer des prix élevés. Les bons restaurants proposent des mises en bouche et des mignardises, les grands hôtels soignent l’accueil à en devenir mielleux, les boutiques de luxe font régulièrement refaire leur intérieur par de grands architectes quand elles n’ont pas un jus ancien et prestigieux à préserver.
Intimité du client
Désormais, cette expérience se diffuse beaucoup plus largement, conformément à la prédiction du futurologue Alvin Toffler au début des années 1970. Deux consultants américains, Joseph Pine et James Gilmore, ont lancé le concept d’« économie de l’expérience » dans un article de la prestigieuse « Harvard Business Review » en 1998. Il s’agissait de « proposer aux consommateurs des expériences singulières, mémorables et économiquement valorisées ». En faisant l’impasse… sur le tourisme et l’hôtellerie.
Ce n’est pas un hasard si l’expérience client est devenue très en vogue ces dernières années. Dans une concurrence de plus en plus forte, tout ce qui permet de fidéliser le client devient précieux. Et les progrès dans le traitement de l’énorme masse de données laissées par chacun de nous dans les toiles numériques permettent de connaître beaucoup mieux la « customer intimacy », l’intimité du client. Aux Etats-Unis, les chercheurs Michal Kosinski et David Stillwell ont montré qu’on pouvait prédire à 95 % la couleur de peau d’un individu sur la base de 68 de ses like sur Facebook. Avant ses ennuis, Travis Kalanick, le fondateur d’Uber, affirmait que le prochain défi de l’entreprise était de devancer les désirs de ses clients, en leur proposant une voiture au moment où ils sortent leur smartphone pour en commander une.
Simplifier les processus
La montée de l’expérience client constitue un défi, à la fois pour les entreprises et pour l’action publique. Les entreprises doivent agir sur trois fronts à la fois. D’abord, apprivoiser les données. Les outils mathématiques manquent. Les rares experts sont recrutés à prix d’or par les Gafa. Les responsables des systèmes d’information ont peu souvent une culture data, les dirigeants commerciaux encore moins. Ensuite, il faut simplifier les processus, car l’expérience client ne repose pas seulement sur la qualité d’une transaction, mais aussi sur sa facilité, sa fluidité, sa rapidité. Dans les grandes entreprises qui ont accumulé des couches de process au fil des ans et des problèmes, le passage d’une logique producteur à une logique consommateur est redoutable. Dans les anciens monopoles publics, il peut tourner au cauchemar. Un consultant a réussi à écrire 150 pages en se contentant de raconter le raccordement à Internet du logement de sa belle-mère. Les entreprises doivent enfin peaufiner le contact avec le client. Quand celui-ci a longtemps été considéré comme un usager, un obligé, voire un assujetti, le chemin est immense. Ce n’est pas facile non plus quand les salariés ont été recrutés sur leurs compétences techniques et non humaines. Ou quand ils n’ont jamais eu l’idée d’écouter le client.
Formation d’un petit monopole
A priori, les gouvernants sont moins directement concernés, même si l’« expérience citoyen » a aussi son importance. Mais ils sont en réalité en première ligne, à la fois sur la mesure et la régulation. L’expérience client étant par nature individuelle, son prix est bien plus complexe à connaître que celle d’un produit en tête de gondole. Les entreprises déploient des trésors d’ingéniosité pour faire avouer à chaque client son « consentement à payer ». La mesure des prix, et donc des quantités, devient infernale. Or ces chiffres sont la base du pilotage macroéconomique d’un pays.
Vient ensuite la question de la concurrence. Une expérience client réussie, c’est la formation d’un petit monopole à l’échelle de chaque transaction, de chaque consommateur. Difficile pour le gendarme de la concurrence d’agir. L’économie de l’expérience client bouscule des repères essentiels. Et ce n’est que le début.