En septembre, l’écrivaine Leïla Slimani a publié un essai accompagné d’une BD sur la sexualité au Maroc, ensemble de témoignages de femmes entre soumission et transgression (1). Certains ont reproché à l’écrivaine, récompensée par le prix Goncourt en 2016, de ne plus vivre dans cette société et de ne plus en connaître la réalité. La sociologue Sanaa El Aji n’a pas quitté son pays et dans son livre Sexualité et célibat au Maroc : pratiques et verbalisation (aux éditions A la croisée des chemins, 2017), elle établit le même constat que Leïla Slimani. Sa méthode est différente : elle a mené un travail de recherche scientifique et une enquête de terrain durant six ans, que publie aujourd’hui une maison d’édition marocaine. Pour toucher le plus grand nombre, elle aimerait que son ouvrage soit traduit en arabe. Leïla Slimani et Sanaa El Aji participent, ce jeudi, à un débat sur la sexualité au Maroc à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris.
Les célibataires marocains et marocaines ont-ils des relations sexuelles avant le mariage, malgré son interdiction légale (2) ?
Oui, les Marocains et les Marocaines ont une vie sexuelle avant le mariage. La sexualité préconjugale des célibataires est un fait, malgré son interdiction et son illégitimité sociale, juridique et religieuse. La vraie question qui se pose pour eux n’est pas si oui ou non ils doivent la vivre, mais comment faire pour la vivre sans l’afficher publiquement. Et, dans un cadre normatif où l’impératif de la virginité pour les filles avant le mariage s’applique, cela conduit nécessairement à du bricolage sexuel.
Comment les Marocains font-ils dans ces conditions d’interdits ?
Pour éprouver du plaisir et avoir un semblant d’expériences sexuelles tout en gardant l’hymen de la fille intact, les pratiques autres que la pénétration deviennent soit des pratiques de substitution, soit des pratiques par défaut. Parmi les stratégies de contournement, on compte la sodomie, la fellation ou encore les reconstructions de l’hymen, voire le recours à l’hymen chinois (un hymen artificiel pour simuler sa virginité).
Mais toute sexualité préconjugale étant interdite dans la religion, comment expliquer cette transgression paradoxale d’un interdit par un autre ?
L’islam ne demande pas aux femmes de garder son hymen intact mais interdit toute sexualité avant le mariage y compris la sodomie et la fellation. Sauf que la pénétration vaginale est la seule pratique qui laisse des traces sur le corps de la femme… Les autres pratiques sont du coup tacitement admises comme on peut le voir à travers des chansons populaires et des blagues. C’est bien la preuve d’une norme sociale prégnante qui instrumentalise la religion dans le discours. Mais, si la sexualité préconjugale est aussi bien interdite aux hommes qu’aux femmes dans l’islam, celle des hommes est, en réalité, vivement encouragée par la société qui exige d’eux une certaine expertise sexuelle.
Dans quels endroits, les célibataires se retrouvent-ils ?
Trouver un lieu de rencontre est un réel problème. Dans mon enquête, 0,1 % seulement des Marocains célibataires parmi les 18 – 24 ans habitent seuls et 0,3 % en colocation ; tous les autres résident chez leurs parents. Même impossibilité dans les hôtels où il est obligatoire de présenter un acte de mariage. Du coup, dans les grandes villes, c’est un vrai marché noir de location d’appartements meublés qui se met en place. Pour les jeunes célibataires issus de classes sociales défavorisées, c’est plutôt le recours au «système D» au sein de son propre réseau personnel.
Y a-t-il des prises de risques ?
Quand on vit une sexualité cachée, les risques de MST sont forcément accrus d’autant plus qu’il n’existe aucune éducation sexuelle au Maroc. L’entrée des Marocains dans la vie amoureuse et sexuelle se fait dans un mélange de peur et de hchouma («honte»), liées à des contraintes très fortes. Autant d’interdits qui ont un impact direct sur la nature et l’évolution de la relation des deux partenaires.
Ces interdits ont-ils une influence sur l’entrée des jeunes dans la sexualité ?
La problématique de trouver un lieu de rencontre est un handicap qui dépasse l’aspect logistique puisque c’est le déroulement en soi de l’acte sexuel qui est perturbé. Etant donné la sacralisation de l’hymen des femmes, les garçons vivent, pour la plupart d’entre eux, leur première relation sexuelle avec une professionnelle du sexe. Ils développent aussi un rapport mécanique à la sexualité dont l’ultime objectif est l’éjaculation, ce qui peut d’ailleurs engendrer de véritables problèmes d’éjaculation précoce. L’acte sexuel devient programmatique au détriment de toute spontanéité, altérant jusqu’aux constructions affectives.
Vous parlez longuement des modalités de verbalisation de la sexualité… Qu’est-ce que reflète le dialecte marocain ?
La langue n’est jamais neutre, elle véhicule des valeurs. Le fait qu’en darija(le dialecte marocain) les occurrences de l’amour et de la sexualité soient très crues voire vulgaires et assez violentes n’a rien d’anodin. Comme je l’explique dans mon livre, il n’existe pas d’équivalent de «faire l’amour» dans le dialecte. Dans toutes les expressions insinuant un acte charnel, l’acte sexuel est un acte de domination de l’homme sur la femme : il agit, elle subit. Dans la traduction littérale, cela donne par exemple : «Il l’a prise, elle a ouvert les jambes.» A aucun moment, l’homme et la femme ne sont désignés comme deux partenaires à part entière.
Pourquoi même ceux qui transgressent l’interdit de la sexualité préconjugale restent, en public, les promoteurs de cette même norme ?
La sexualité avant le mariage existe, la transgression de cette norme sociale est là, elle est vécue de façon plus ou moins libre mais elle n’est pas toujours assumée ou conscientisée. C’est ce qui caractérise une transition sociale en cours… Si dans les années 60, légaliser le sexe avant le mariage n’avait pas beaucoup de sens au Maroc, aujourd’hui, cinquante ans après, alors que l’espérance de vie a augmenté de trente ans et l’âge du mariage est largement retardé (3), la dépénalisation des rapports sexuels devient une évidence.
Peut-on élargir votre analyse aux autres pays arabes ?
Il y a des points communs sur ces questions entre le Maroc et les pays du Maghreb et même avec certains pays du Moyen-Orient. On y retrouve les mêmes interdits, les mêmes normes sociales et plus ou moins les mêmes moyens de les contourner, même si on peut observer plus de marges de liberté dans des pays, comme le Maroc, la Tunisie et le Liban.