N’oubliez surtout pas le pourboire ! Selon une enquête (service compris) réalisée par Constance Chaillet et Marie Pascal, les Français ont un tic. « Petite ferraille ou gros billet leur glissent des mains ». Pour un oui ou pour un non, ils desserrent les liens de leur escarcelle. « Le pourboire est un fléau bien de chez nous, une manie qu’on ne maîtrise pas toujours, soulignent Constance Chaillet et Marie Pascal. On donne sans savoir, trop ou pas assez. On a peur de se tromper. » D’après elle, les impairs sont nombreux, les remerciements plutôt rares.
En France, les restaurateurs l’ont baptisé « la poignée de main à la sardine » (chez nous on parlerait de la poignée de main au policier de circulation routière), une poignée d’euros (chez nous, de francs) qui se chiffre, toutes professions confondues, en milliards. Encore qu’aucune statistique ni réglementation n’existe en ce domaine. Plus fantomatique que ces sommes, on ne trouve pas. Selon les auteurs de cette enquête, le fisc français s’arrache les cheveux, étant donné que les pièces continuent de tinter dans les coupelles. Quant aux consommateurs, ils y perdent leur latin. La naissance du « service compris » a eu le don de compliquer les choses. Apparue à la fin des années 1960, cette notion n’a pas endigué le flot de pourboires. Moyennant quoi, les récriminations défilent en cortège. « Les gens sont payés pour faire leur métier… C’est le début du bakchich ! »
Mais hommes et femmes sembleraient n’être pas égaux face au pourboire, pensent Chaillet et Pascal. « Le sexe faible n’oserait pas faire l’impasse, a tendance à dire ‘gardez tout’, et à se le reprocher ensuite ». Tandis que « les hommes, eux, sont plus simples vis-à-vis du pourboire ». C’est ce qu’explique Marie-Françoise Hans, auteur de « les Femmes et l’Argent » paru chez Grasset. D’après elles, les hommes donnent ou ne donnent pas mais n’en font pas toute une histoire. Tandis que les femmes veulent « bien » donner. « De toute façon, ça ne sera jamais naturel chez elles, parce qu’il y aura « réflexion ».
Torturée, la femme se pose trop de questions. Elle n’est pourtant pas entièrement fautive. L’histoire est la grande responsable. Comment ? « Depuis l’aube des temps, c’est l’homme qui est censé manier l’argent et, même si une femme s’assume financièrement, il lui reste des petits coins de crinoline. Elle a dans la tête des mémoires d’expériences anciennes. Cela ne fait pas si longtemps qu’elle fait valser sa propre monnaie. Elle est encore jeune dans l’histoire de son indépendance », analyse Luce Janin de Villars, psychologue-psychanalyste. D’après ce connaisseur, les femmes n’ont pas un oursin dans la poche mais connaissent le prix des choses. « Elles évaluent mieux ce qu’elles ont dans l’assiette et ont un rapport à la consommation différent de celui de l’homme, qui a moins les pieds sur terre et qui, du coup, a tendance à récompenser inconsidérément », précise la sociologue Christine Castelain-Meunier.
Il n’est jamais impératif
Au-delà du montant de la « rallonge », il y a le dramatique petit geste. Donner de la main à la main en paralyse plus d’une. Elles sont des colonies à se censurer de peur d’humilier ? Ni fourmis ni cigales, elles sont gênées, point à la ligne. « Le pourboire a quelque chose d’humiliant, dit Agnès, trente-deux ans. Cela doit être horrible d’avoir à attendre la pièce. » « Moi, je ne pourrai jamais glisser une obole dans la poche du coiffeur, jure sa copine Astride. Je n’aime pas ce rapport ancillaire qui vous confère une supériorité non voulue. Je m’arrange donc pour laisser un petit quelque chose à la caisse en partant. »
Une autre se dit obligée de changer de restaurant chaque mois. « Je n’ose jamais laisser un pourboire à celui qui m’a servie. Prise de remords, je n’imagine même pas d’y retourner et ça fait quinze ans que ça dure. »
Cessons de tourner autour du tronc commun, laisser un pourboire équivaut à du volontariat. Il illustre votre satisfaction mais en aucun cas ne doit se transformer en un réflexe pavlovien. « Il est laissé à l’appréciation du client. C’est une forme de zèle et de remerciement, rien ne l’impose », souligne un restaurateur. Toutefois, les mauvais payeurs feront une exception avec les taxis, qui subissent un régime bien particulier. Pour Armand, artisan du taxi, la profession n’est pas bien lotie. En France, un artisan du taxi est imposé forfaitairement par l’administration fiscale pour les pourboires et suppléments. « En d’autres termes, il paie de toute façon des impôts sur ces gratifications qu’il n’est même pas en droit d’exiger.
Garçons ou filles coiffeurs, garçons bouchers, garçons de café, de restaurant, de bar… ils sont une armée à tabler sur notre cœur. Lorsqu’ils ne doublent pas leur salaire, ils amassent un joli pactole : près d’un quart de leur rémunération mensuelle. Par discrétion ou par prudence, très peu acceptent d’en parler. Une chape de silence s’abat sur cet argent secret. Les principaux visés minimisent ces gracieusetés et ne sont pas généreux dans le détail.
« Aujourd’hui, le pourboire ne représente plus grand-chose », se défend Lucien, chef concierge dans un grand hôtel de Kinshasa. « Et ne croyez surtout pas qu’on double notre mois comme ça. Les gens ne s’étalent pas sur ce qu’ils reçoivent mais je pense que la catégorie qui touche le plus de pourboire est bien celle des bagagistes. »
D’autres, moins embarrassés, n’hésitent pas à annoncer la couleur. Jacques, gérant d’un café, a lui-même été garçon pendant dix ans et se souvient : « un mouvancier (politicien de la majorité présidentielle sous l’ère Mobutu) ne me laissait jamais moins de 100 dollars. Il était généreux et sympathique à servir. » Sandra, employée par une agence de facilitation de voyage, va plus loin dans la confession et pousse la franchise jusqu’à divulguer le montant de son argent de poche : « L’autre soir, j’ai fait les formalités pour des VIP. Je suis payée 250 dollars du mois. J’ai touché 800 dollars de pourboires. La récolte a été bonne. Le lendemain, j’additionnais 50 dollars, le surlendemain seulement 105 dollars. C’est forcément aléatoire ; mais ce qui est formidable avec cet argent, c’est qu’il est facilement gagné et qu’on le dépense sans aucune culpabilité. »
On a rarement vu rémunération plus muette, selon Chaillet et Pascal. « Ce motus a une explication ». En France, par exemple, toute somme perçue doit être déclarée au fisc. Beaucoup sont subitement frappés d’amnésie au moment de remplir leur déclaration. Moralité : il ne s’agit pas d’enterrer cette tradition latine et séculaire mais plutôt de lui redonner tout sens, préconisent-elles. « Remercier ainsi une personne qui par un geste gracieux ou un sourire en plus vous a fait passer un bon moment est un juste retour des choses ».
Mais cette tradition commençait à manquer de spontanéité. Le drame, c’est que les Français fonctionnent aujourd’hui par automatisme et ne savent plus récompenser à bon escient. » Peut-être devrions-nous méditer sur ce dicton populaire : « Un homme sans valeur ne vaut pas une obole. »