Alors que s’ouvre ce vendredi à Paris la Veggie Pride – grand raout des végétariens, végétaliens et antispécistes de tout poil – si on parlait un peu de viande ? Et même d’une bête noire des opposants à l’exploitation animale : le «nugget ?». Non, ce n’est pas de la provocation… à condition de suivre le raisonnement de Raj Patel. Spécialiste des questions alimentaires, cet économiste américain publie avec l’historien Jason W. Moore un essai intitulé Comment notre monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité(Flammarion, 2018). S’il ne révolutionne pas vraiment la critique du capitalisme, ce livre accessible et fort d’une approche historique a le mérite de mettre en évidence la combinaison des phénomènes destructeurs qui font la puissance de ce système économique, et de s’interroger sur la meilleure façon de passer à autre chose. Et pour cela, rien de tel que des images qui frappent : «Le nugget est devenu très habituel dans nos vies quotidiennes. Mais quand vous y regardez de près, c’est une chose très bizarre», dit à Libération le chercheur charismatique, dont les conférences, illustrées à grands coups de photos de Donald Trump se bâfrant de KFC, tiennent un peu du one-man-show.
«Milliards de carcasses»
Le petit morceau de poulet gras et pané devient un argument pour critiquer la notion d’anthropocène, cette ère géologique marquée par l’influence décisive de l’humanité sur les phénomènes naturels. Plus que le rôle de l’homme, c’est celui de l’économie qui explique notre crise écologique : «Certains se disent que l’anthropocène a pour origine le plastique produit par les humains, ou la radioactivité qu’entraînent nos essais nucléaires. Mais ils ne pensent pas au poulet, et aux milliards de carcasses que nous allons laisser à cause de notre relation au monde, forgée par le capitalisme. Wall Street est une façon d’organiser la nature», explique Raj Patel, qui propose de parler de «capitalocène» pour insister sur la responsabilité écologique et sociale du système capitaliste, «qui fait tout pour ne pas payer ses factures».
Pour le chercheur, le capitalisme est une façon d’organiser le rapport des hommes avec le reste du vivant. Elle prend la forme d’une recherche permanente du cheap – le «pas cher» – et agit dans sept domaines que l’on retrouve tout au long de la fabrication d’un nugget. La création d’espèces de poulets à forte poitrine mais incapables de voler crée une «nature cheap», élevée dans des hangars chauffés au propane, source «d’énergie cheap». Nourries au soja subventionné, vendues dans un système commercial où les aides de l’Etat sont fréquentes, les bêtes bénéficient d’un système de dépense publique qui vient au secours du secteur privé : c’est «l’argent cheap». Les ouvriers du secteur ont moins de chance : faiblement payés, ils forment une force de «travail cheap» avec faible couverture sociale, symptôme d’un «care cheap». Avec un peu de chance, il s’agira de femmes, de pauvres, de gens de couleur, qui sont autant de «vies cheap», le tout pour fournir à tout le monde de la nourriture à pas cher : «l’alimentation cheap». «Ces sept formes de cheap résument la façon dont le capitalisme remet ses crises à plus tard», résume Raj Patel, qui rappelle que lorsque ces ressources cheap se raréfient, on va en chercher d’autres.
La capitalocène a donc commencé bien avant le nugget. Elle apparaît dans l’Europe moderne, lorsque disparaissent les communs, ces terrains agricoles gérés collectivement par les communautés villageoises, qui se retrouvent privés de nombreuses ressources et doivent entrer dans une logique de travail salarié «cheapisé». C’est aussi l’époque où la nature cheap de l’Amérique s’offre aux conquistadors, grâce au travail des esclaves. Le livre fait de Christophe Colomb le symbole de ce nouveau monde cheap, à rebours de l’image d’explorateur intrépide des livres d’histoire. «C’est un connard ! Il a démarré le commerce triangulaire, ses écrits montrent qu’il se désole de ne pouvoir évaluer la valeur des ressources naturelles qu’il découvre. Mais nous avons aussi nos Colomb modernes, dont nous célébrons les exploits en oubliant qu’ils ont les mêmes techniques et les mêmes ambitions», s’anime Raj Patel en citant Jeff Bezos ou Elon Musk, nouveaux hérauts de la capitalocène. Certes, il est question de coloniser la Lune, mais surtout de continuer à exploiter le travail des terriens.
La lenteur de la gauche
Comment sortir de plus cinq cents ans de capitalocène ? Difficile, car son exploit est d’avoir rendu un produit architransformé comme le nugget plus abordable qu’un chou bio. Pour Raj Patel, l’argent cheap des subventions à l’industrie alimentaire a fait son œuvre : «Il faut rémunérer le travail correctement pour avoir ces légumes bio. Or, les gouvernements ne le subventionnent généralement pas. C’est un problème global : 40 % de la population mondiale n’a pas les moyens de manger cinq fruits et légumes frais par jour.» Payer plus cher – quand on le peut – pour soutenir les paysans serait donc une action supplémentaire à ajouter à nos impératifs écologiques. Mais l’économiste conteste ce raisonnement qui se focalise sur l’action individuelle : «On tient pour responsables les victimes de ce système. Si vous n’avez pas les moyens de vivre dans Paris et que vous êtes contraint de prendre votre voiture tous les jours, vous avez peu de liberté pour entreprendre des changements. Nous essayons donc d’éloigner le langage de cette transformation individuelle, vers quelque chose de plus systémique.» Il regrette la lenteur avec laquelle la gauche porte ce changement, là où les initiatives citoyennes semblent plus actives. Dans le désordre, il cite Via Campesina, mouvement international de paysans, la Confédération paysanne, Black Lives Matter, Native Lives Matter… autant de mouvements dont l’action peut, domaine par domaine, combattre les piliers du capitalisme «cheap» : «Changement climatique, racisme, économie, justice alimentaire… tout cela fait partie des domaines où il faut agir.» Réfléchir à l’articulation entre effort individuel et action collective… avec un nugget pour étendard ?