UNE PLUIE de réactions au lendemain de la publication de la lettre du 7 novembre de Bruno Tshibala Nzenzhe, le 1ER Ministre, via les réseaux sociaux, toujours et encore eux, prompts à amplifier. De quelle lettre s’agit-il ?
Dans sa correspondance référencée n° CAB/PM/CMEH/GBB/2018/3897 datée du 7 novembre 2018, adressée à tous les membres du gouvernement, avec copie réservée au président national de la Fédération des entreprises du Congo (FEC) ainsi qu’aux directeurs généraux des impôts (DGI) et de la douane (DGDA), le 1ER Ministre les informe de ceci : « Ayant accédé à la demande de la Fédération des entreprises du Congo « FEC », le Gouvernement a décidé de la suspension de toutes les missions des contrôles fiscaux, parafiscaux et économiques à dater de ce jour pour une durée de quatre (4) mois ». Donc du 7 novembre 2018 au 7 mars 2019.
Et il ajoute : « Cela, à l’exception des missions des vérifications fiscales au premier degré ainsi que de tous les cas des fraudes avérées qui seront portés à la connaissance du Gouvernement de la République. » La motivation est bien libellée : « Cette mesure vise à prévenir la surchauffe habituellement observée en fin d’année dont les ménages en seraient les principales victimes ».
Comme on peut le constater, en guise de lettre d’information, « il s’agit bien d’une instruction, mieux d’un ordre qui n’appelle pas le débat », estime cet expert des finances publiques. Au moment où les recettes de l’État sont soumises à rude épreuve, il dit ne pas comprendre cette mesure du gouvernement (ou du 1ER Ministre ?), apparemment, selon lui, non débattu au préalable en Conseil des ministres.
Réactions à chaud
Les réactions à la pelle continuent de tomber. Les commentaires les plus acides viennent de la mouvance des organisations civiles. Tenez : « Tshibala a sacrifié l’État sur l’autel des intérêts égoïstes. », « Vouloir la maximisation des recettes publiques et interdire les contrôles fiscaux, c’est vouloir à la fois une chose et son contraire. », « C’est de l’inexpérience au sommet de l’État que d’agir sur les déclarations d’une partie aux intérêts égoïstes… sans écouter l’autre partie constituée de services publics. », « Comment les assujettis se sentiront-ils obligés de s’acquitter des droits dus à l’État ? »…
Bref, à en juger par la montagne de critique qu’elle a provoquée et continue d’ailleurs de susciter, la décision de Bruno Tshibala laisse un arrière-goût d’amertume dans les ministères et surtout dans les régies financières. Au ministère de l’Économie nationale, un expert laisse entendre que le gouvernement n’a pas débattu de cette question en Conseil des ministres. D’après lui, « tout a été bouclé, il y a quelques jours, au terme d’une réunion-marathon entre le 1ER Ministre entouré d’une poignée de ministres et une délégation de la FEC avec à sa tête le président de ce patronat ».
Pour cet observateur, en accédant, « sans contrepartie » à la demande de la FEC, « le gouvernement a semblé capituler ». D’après lui, « c’est une victoire pour la FEC, et surtout pour Albert Yuma Mulimbi, son président. Qui depuis quelques années ne ménage pas le gouvernement ». En effet, sous le cabinet Matata Ponyo, la FEC, avec à sa tête son président national, a livré un combat épique pour faire entendre sa voix face à un gouvernement, apparemment, pas assez réceptif aux revendications patronales.
La FEC, une « institution »
En République démocratique du Congo, la FEC est une « institution, capable de défaire un gouvernement ». Elle est considérée comme « la locomotive du secteur privé », c’est-à-dire le domaine des entreprises qui ne dépendent pas directement de l’État, par opposition au secteur public. Ailleurs, dans les États qui se respectent (démocratiques), quand le secteur privé tousse, c’est le gouvernement qui tremble. C’est pourquoi, d’ailleurs, tout ce que dit et fait le secteur privé compte car il est créateur d’emplois et donc de richesses.
Chez nous, depuis un certain temps, les observateurs notent que la FEC est dans le rôle de « plaignant ». Or, soutiennent-ils, un décideur ne se plaint pas, il agit. Mais depuis que Tshibala est aux affaires, la voix de la FEC commence à être entendue par le gouvernement. Rappelez-vous le deal sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) remboursable, sur la taxe de la FPI dans le secteur minier… La loi sur la sous-traitance est en veilleuse parce que la FEC exige une tripartite (gouvernement-FEC-présidence de la République) qui définira les mesures d’application.
Aujourd’hui, la FEC reconfirme qu’elle est vraiment le « seul syndicat patronal qui compte » et qu’il faudra compter avec dans l’avenir dans le processus de prise de décisions. Jeudi 25 janvier, Albert Yuma Mulimbi s’était adressé à la communauté patronale, à l’occasion de la traditionnelle cérémonie d’échange des vœux de Nouvel An au chapiteau Fête parfaite. En présence de quelques invités de marque, notamment Bruno Tshibala Nzenzhe, le 1ER Ministre; Deogratias Mutombo Mwana Nyembo, le Gouv’ de la Banque centrale du Congo (BCC)…, il a fait le bilan des activités au cours de l’année 2017, avant de projeter les attentes de sa communauté pour l’année 2018.
Égal à lui-même et dans un style à la don quichotte qui lui est propre, Albert Yuma avait encore haussé le ton et distribué des bons comme des mauvais points pour se faire bien entendre. En janvier 2017, devant Samy Badibanga Ntita, le prédécesseur de Bruno Tshibala, le président de la FEC avait fait fort dans la critique du gouvernement, en parlant de « quatre vérités ».
À cette occasion, il avait vertement fustigé les « cinq années de faux discours, de faux bilans macroéconomiques, de politiques fiscales aventureuses et de projets budgétivores, sans impact social », avant d’inviter le gouvernement à « un véritable sursaut afin de saisir l’opportunité de ce moment d’unité politique nationale pour s’unir autour d’un projet économique commun et de tracer les perspectives de son développement ». Tout était dans le propos.
La FEC dans le rôle du plaignant
C’est légitime que la FEC ait été dans les premières loges au Forum national sur la réforme de la fiscalité en République démocratique du Congo, organisé à Kinshasa en septembre 2017. En effet, il y a longtemps que le principal patronat réclamait cette réforme, jusqu’au 5 avril quand Joseph Kabila Kabange, le chef de l’État, a décidé finalement de donner un coup de pied à la termitière.
Dans sa communication à l’attention des participants à ce forum autour du thème « quel système fiscal pour la croissance et le développement en RDC ? », Albert Yuma y est allé de franc jeu. Une fois encore, il avait égrené les « exigences » de son institution. Il a fustigé les « politiques fiscales aventureuses sans impact social ». Il a appelé les autorités du pays à « un véritable sursaut » afin de saisir l’opportunité offert par le forum pour repenser de fond en comble la fiscalité en RDC autour d’un projet économique commun et des perspectives du développement du pays…
Lever les contraintes
D’après lui, le développement économique de la RDC doit résolument être fondée sur « son développement industriel local » et « cesser d’attendre son salut des cours mondiaux des matières premières ». Le développement économique passe en priorité par l’investissement agricole et industriel. Pour lui, il faut commencer par « lever les contraintes récurrentes d’un environnement des affaires et des investissements peu attractif. À ce jour, le pays est un importateur net de biens de consommation courante, alors qu’il dispose de grandes potentialités pour devenir une nation industrielle et peut-être un jour, une grande nation industrielle.
Les principales activités industrielles du pays sont limitées à un nombre réduit de filières de biens de consommation, notamment la production du sucre, des boissons, de la transformation des matières plastiques, des produits cosmétiques, de la panification… Les filières des biens d’équipements sont sous-exploiteés et tournent principalement autour de la production du ciment et de la construction métallique.
D’après Albert Yuma, la lourde fiscalité et la parafiscalité constituent les principales contraintes qui empêchent l’industrie locale d’amorcer son redécollage. Elles atteignent 52 % du chiffre d’affaires, soit le double de ce qui est payé dans certains pays voisins. Il a rappelé que l’augmentation du taux de droit d’accises sur plusieurs produits,…
justifiée par la seule maximisation des recettes a poussé des opérateurs économiques à procéder à des changements structurels ou envisager la fermeture de leur unité de production. Par exemple, dans les industries brassicoles, qui ont connu une baisse de plus de 20 %, la Bralima a fermé ses usines de Mbandaka (2015) et Boma (2016).
La FEC en appelle à « l’émergence d’un État fort doté d’une administration fiscale compétente, sur lequel le secteur privé devrait s’appuyer dans le cadre d’un partenariat durable, sincère et constructif ». Albert Yuma est convaincu que « le climat des affaires ne peut s’améliorer que lorsqu’un débat fécond est entretenu durablement entre l’État et les acteurs privés, ce qui constitue la première condition ». Et ce débat fécond devra être suivi d’effets concrets.
À la FEC, on est persuadé que développer les capacités de production interne des biens et services permettra de tirer le meilleur parti des cycles de croissance et de résister aux situations de crise. D’après Albert Yuma, les entreprises prennent suffisamment déjà un risque politique pour ne pas revendiquer un maximum de stabilité de la part de l’État, en termes d’environnement politique, juridique, judiciaire, fiscal et monétaire. Pour cela, l’État doit créer et mettre en place un cadre des règles, qui soient comprises et utilisables par toutes les entreprises, petites, moyennes ou grandes.
Concrètement, les entrepreneurs souhaitent un allègement des charges (fiscales, parafiscales et autres) afin de leur permettre d’investir dans la production, un accès facile aux financements nécessaires à leur développement, des facilités à l’import-export pour rendre plus rapides les activités de production et de commerce, le soutien de l’État aux PME et créateurs d’entreprises dans la définition et la mise en œuvre des projets et activités…
Pour le secteur privé, le gouvernement devra être à l’écoute des entrepreneurs car ce sont eux qui créent les produits, les services et les emplois. Stimuler la production nationale, c’est un défi commun, notamment dans les secteurs agroalimentaire et minier, dans le domaine des services aux entreprises et à la population… C’est ainsi que l’on peut créer de la valeur ajoutée, source de création d’emplois nombreux et durables. C’est donc de tout cela que la FEC discute et débat avec le gouvernement.
Apparemment, Bruno Tshibala est séduit par le discours de la FEC, en témoigne sa lettre d’information du 7 novembre. Comment pouvait-il en être autrement, quand la motivation même de cette dernière vise un impact social.
Cependant, la FEC n’a gagné qu’une bataille. Autres doléances : la taxe du Fonds de promotion de l’industrie (FPI) qui a étendu ses tentacules dans le secteur minier de manière jugée « illégale » parla FEC, la double taxation de l’Office national du café (ONC) et l’Office congolais de contrôle (OCC) sur les exportations du café et des autres cultures pérennes.
En tout cas, la tenue des élections en décembre et les fêtes de fin d’année ont servi de parade à la FEC qui a brandi la menace d’une probable perturbation de l’approvisionnement des grands centres de consommation en denrées alimentaires.
Attitude de prudence
Pourtant à 45 jours des élections générales, estime-t-on dans les régies financières, le gouvernement devrait afficher une « attitude de prudence ». Selon le rapport de la commission Ecofin de l’Assemblée nationale sur le budget 2019, le prochain gouvernement issu des élections du 23 décembre 2018 doit élaborer un collectif budgétaire dès le premier trimestre 2019.
Le même rapport poursuit que « conscient de l’incidence négative des exonérations sur les recettes et, à la suite du Forum national sur la réforme fiscale de septembre 2017, il [le gouvernement, ndlr] s’est résolu de rationnaliser les exonérations ». Le gouvernement, poursuit le rapport de la commission Ecofin de l’Assemblée nationale, a reconnu « l’existence des faiblesses structurelles » du système fiscal, surtout en matière de TVA dont la solution durable réside notamment dans la mise en place des dispositifs fiscaux électroniques, la modernisation des centres d’impôts synthétiques, la lutte contre le coulage des recettes ». En clair, le gouvernement se fait donc des soucis sur le civisme fiscal des entrepreneurs congolais. En d’autres termes, Tshibala veut quelque chose et son contraire. Par ailleurs, invités par la commission Ecofin de la Chambre basse pour s’expliquer sur la problématique des exonérations et la faiblesse des prévisions des recettes des accises perçues sur les importations, les experts de la Direction générale des douanes et accises (DGDA) ont notamment déploré les exonérations sur ordre du gouvernement, portant sur les produits de grande consommation et sur les importations des sociétés minières. « Même si les exonérations ont pour objet d’encourager les investisseurs privés, elles ont un impact négatif sur les recettes surtout lorsqu’elles interviennent en cours d’exercice budgétaire », ont-ils rapporté à la commission.
Et de citer notamment le décret portant partenariat stratégique sur les chaînes de valeur. En 2017, ont-ils relevé, les exonérations accordées se sont chiffrées à 923.43 milliards de nos francs, soit 66.57 % du total de recettes mobilisées.
À propos des missions des vérifications fiscales au premier degré qui devront se poursuivre ainsi que de tous les cas des fraudes avérées qui seront portées à la connaissance du gouvernement, cette option fait sourire dans les régies financières. Il n’est un secret pour personne que ces dernières se heurtent à un niet ferme des assujettis qui préfèrent un bon, long et laborieux procès que de collaborer avec la DGI, la DGDA ou la DGRAD.
« Pour ce qui est des amendes et pénalités sur impôts sur le commerce et transactions internationales, les prévisions des recettes ont varié en dents de scie. Elles ont enregistré une diminution de moitié en 2018, passant de 3.34 milliards de FC en 2017 à 1.28 milliards de FC en 2018 », lit-on dans le rapport Ecofin de l’Assemblée nationale sur le budget 2019.