Quand la philosophie s’est posé abstraitement la question de la réalité du monde extérieur, ce fut sans remettre en question la croyance que nous en avions. Au contraire, elle la supposait toujours et le «scandale» venait plutôt de ce que la raison humaine ne parvenait à faire mieux qu’à s’appuyer sur notre foi spontanée et à nous convaincre de son existence par voie démonstrative. Il s’agissait de donner des raisons à ce lien originaire qui relie l’homme au monde, et le fait d’y croire, après tout, était encore la meilleure des preuves qu’il y avait un monde hors de nous. Mais que se passerait-il si ce lien était amené à se corrompre, lui-même menacé de se rompre ?
C’est que nos écrans ne nous ouvrent pas l’accès au monde sans faire quelque peu écran. Ils nous coupent du réel pour que nous plongions dans son double virtuel, en sorte qu’à force d’être relié à Internet plus encore qu’à ce qui nous entoure au quotidien, nos vies numériques ressemblent de plus en plus à un rêve éveillé ; en tout cas, rêve et réalité tendent à se confondre. Plus rien ne résiste vraiment. Par l’image, l’objet est obtenu par le désir aussitôt qu’il est voulu, sans que le réel ne s’oppose à nous, qui obligerait à le vouloir et à créer les moyens pour l’atteindre. Et là est le propre du rêve, de susciter une image séparée de son prolongement moteur.
Nous avons pris de plus en plus l’habitude de regarder sans agir, ou en agissant le moins possible, – d’un simple clic. Voilà le prix qu’il nous a peut-être fallu payer pour nous être rendus contemporains de ce qui se déroule aux quatre coins de la planète : celui d’être essentiellement, comme l’écrivait Deleuze, des voyants, qui survolons le monde entier, et qui voyons d’autant plus loin que nous ne pouvons pas réagir. Au lieu de la provoquer, l’image virtuelle inhibe l’action et faute d’une prise véritable, nous avons parfois du mal à croire aux événements dont nous sommes les témoins, je veux dire, à croire vraiment à leur réalité. Par tous les moyens télé (en grec «à distance»), nos organes, ainsi branchés aux vitesses infinies de l’Internet, s’en trouvent augmentés, mais nos cœurs s’essoufflent vite et ne suivent pas.
Ce n’est jamais que l’œil, et parfois l’œil sec, auquel manquent les larmes pour pleurer Alep ou Mossoul. Or, à quoi bon nous faire spectateurs si, infirmes de n’être pas infirmes, nos âmes se sont fermées à ce qu’elles voient? À quoi bon si, impuissant face au malheur, notre cœur ne saigne pas?
Jusqu’ici, nul n’avait donc songé à douter réellement de l’existence du monde extérieur, et il fallait bien y mettre de la mauvaise volonté pour se donner, comme Descartes, des raisons de ne pas y croire. Mais désormais nous nous retrouvons dans la situation étrange d’avoir à chercher des raisons d’y croire à nouveau. La magie d’Internet n’est peut-être que la magie du rêve, qui réduit les obstacles et dissipe l’épaisseur du monde, en supprimant le coefficient d’adversité que le réel nous opposait en mordant sur nous. Dans ces «rêves de plein jour» pour parler comme Levinas, où la raison se grise de ses certitudes et s’endort de revenir toujours à sa propre identité, la réalité semble avoir perdu beaucoup de sa résistance et n’offre guère plus parfois que l’épaisseur d’un écran numérique.
Dans nos sociétés hyper technicisées, nous demandons quel impact l’écran a pu avoir sur nos comportements et nos habitudes, au point de modifier notre rapport au monde et à sa réalité. Isabelle Thomas-Fogiel affirmait dans un livre récent que le réalisme est le socle commun des philosophies de ces trente dernières années, que toutes s’en réclament. Mais la question se pose de savoir d’où vient alors cette revendication partagée, si, plutôt qu’un effet de mode, celle-ci ne décèle pas la situation impossible qui nous est faite aujourd’hui, celle de manquer de réel. N’est-ce pas parce que la réalité nous fait défaut, au-dedans de nous-mêmes, que nous en parlons autant ? Ce ne sont pas des théories qu’elles exposent ; c’est un cri que secrètement elles poussent, devant cette affreuse pénurie de réel qui serait la marque profonde de nos sociétés modernes, lesquelles, aussi peuplées soient-elles, ont fait de nous comme des assoiffés dans un désert.
Camille Riquier maître de conférences en Philosophie à l’Institut catholique de Paris