Dans quelques jours à Montmorillon, petite commune de la Vienne loin, très loin de Westeros, se tiendra un festival de cartographie. Entre deux tables rondes sur les migrations ou sur l’égalité des territoires, on y parlera du Mur, de Port-Réal et Winterfell lors d’une conférence sur les «Pré et post-vérités cartographiques». En octobre, c’était les fameux Rendez-vous de l’histoire de Blois qui consacraient une table ronde à la série créée en 2011 par HBO. Aux Etats-Unis, Harvard dispense un cours sur Game of Thrones, comme les universités de Northern Illinois ou de Tulsa. Quant aux philosophes, ils discutent depuis huit saisons déjà de savoir si, pour monter sur le trône de fer, il est plus judicieux de suivre les préceptes de Hobbes ou de Machiavel. A tel point que Pablo Iglesias, le leader de Podemos, a fait plancher des intellectuels proches du mouvement des «indignés» pour tirer les Leçons politiques de Game of Thrones (Post-éditions, 2015). «Cette série est à la fois un objet culturel de masse, une série qui porte un propos pétri de philosophie politique et un phénomène en soi dans sa manière de renouveler les récits contemporains, note le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, qui a coordonné le livre Game of Thrones : série noire (les Prairies ordinaires, 2015). Ces différents niveaux de lecture la rendent très excitante.» Personne ne s’étonnait de voir les universitaires s’emparer de séries à réputation intellectuelle comme The Wire, créée par David Simon, ou Twin Peaks de David Lynch. Mais avec Game of Thrones, ils se frottent à un objet clairement populaire. Série la plus téléchargée au monde, GoT est regardée dans 170 pays. «Spectaculaire, violent, source de buzz, ce genre de séries influence les idées et les valeurs, elles modèlent les images et les perceptions de ceux qui les regardent. Ne pas étudier ce fait social reviendrait à dire qu’on ne veut pas travailler sur le téléphone ou Internet», estime la philosophe Sandra Laugier, qui vient de recevoir un financement européen pour son projet «Demoséries», qui vise à «étudier le «soft power» des séries et comment elles entretiennent la conversation démocratique».
«Chez Kant»
Game of Thrones apparaît dans plus de 15 000 travaux académiques, si on en croit Google Scholar, qui répertorie (de manière certes imparfaite) les articles scientifiques, les livres ou les thèses. Que ce soit pour dresser «une analyse intersectionnelle de la sexualité des femmes» dans la série ou illustrer «l’effet de l’industrie du film sur le tourisme» à travers l’exemple de Dubrovnik, où sont tournées les scènes de Port-Réal. Rien qu’en France, selon le site Theses.fr, la série serait citée dans 64 travaux.
Vu la profusion du monde de Game of Thrones, il y en a pour tout le monde. Les climatologues modélisent à tout-va : des scientifiques de l’université de Bristol et de Southampton, en Grande-Bretagne, ont construit un modèle simulant la circulation de l’atmosphère à Westeros. Les médiévistes, bien sûr, s’en donnent à cœur joie. Comme ce professeur à l’université Longwood, en Virginie, résigné à ce que ses travaux sur le XIIe siècle restent obscurs. Jusqu’au jour où il écrivit un article sur le combat entre la Montagne et la Vipère rouge, prétexte à expliquer les combats judiciaires du Moyen Age. Son analyse a été téléchargée plus de 10 000 fois en quelques jours sur le site de l’université.
«Le sublime, chez Kant, c’est le sentiment de terreur et de respect qu’on éprouve devant ce qu’on ne peut pas se représenter en entier, rappelle Mathieu Potte-Bonneville, qui dirige le département du développement culturel du centre Pompidou. Exactement comme Game of Thrones, qui travaille toujours aux limites d’une histoire incompréhensible : il y a trop de personnages, une géographie qui augmente au fur et à mesure des épisodes…» D’où, peut-être, l’intérêt sans cesse renouvelé d’en faire l’exégèse. GoT n’est jamais vraiment «fini».
La «pop philosophie», qui étudie la culture populaire avec les outils jusqu’alors réservés à l’analyse d’Aristote et Heidegger, y trouve un parfait terrain de jeu. «La série questionne le champ de la philosophie morale, sans jamais trancher : à chaque spectateur de trouver la sienne», s’enthousiasme la philosophe Marianne Chaillan, auteure de Game of Thrones, une métaphysique des meurtres (le Passeur-éditeur, 2016). On peut être kantien avec Ned Stark ou encore adepte du minimalisme moral du philosophe Ruwen Ogien : tout ce qui n’engage que nous (ou un autre adulte consentant) ne saurait faire l’objet d’un jugement moral. L’amour entre les frère et sœur Jaime et Cersei, la prostitution librement consentie de Ros…» Game of Thrones, un rêve de pédagogue.
«Colombie»
Les démographes Romane Beaufort et Lucas Mélissent en ont fait l’objet (1) de leur master 2 (lire ici notre article). Pour chaque personnage nommé de la série (398 en tout), ils ont calculé sa probabilité de mourir, qui n’est pas mince – depuis le début, un personnage sur deux est mort : «Westeros est une contrée plus violente que la Colombie.»
«Notre recherche est ludique mais pas futile, estime Lucas Mélissent. La série dit aussi quelque chose de la société qui l’a produite.» Exemple : la place accordée par les auteurs aux notions d’émancipation et de «retournement du stigmate» des (nombreux) personnages handicapés du récit. Or, affirment les deux démographes, un personnage handicapé a trois fois moins de risques de mourir qu’un autre. Le nain Tyrion Lannister ou l’enfant paraplégique Bran Stark ont ainsi su faire de leur handicap un atout.
«Game of Thrones est une représentation réaliste de nos fantasmes», résume le philosophe Mathieu Potte-Bonneville. Et si une partie du modèle économique de la série repose sur le piratage qui a contribué à son succès, «il faudrait maintenant réfléchir au piratage académique, ajoute-t-il. Chacun dans notre domaine de spécialisation, nous contribuons au fond à la notoriété d’un objet industriel, tout en profitant de celle-ci.»
(1) Tous leurs résultats sont disponibles sur www.demographie-got.com.