Voltaire se croyait admis, fêté et donc respecté. Il est tombé de haut. En janvier 1728, il est à l’Opéra dans la loge de la comédienne Adrienne Lecouvreur, qui a des bontés pour lui. Sans doute agacé par ce marivaudage, le chevalier de Rohan lui fait des réflexions acides, puis finit par lui lancer, pour lui rappeler ses origines roturières : «Arouet, Voltaire, enfin avez-vous un nom ?» La réponse est implacable : «Voltaire ! Je commence mon nom et vous finissez le vôtre !» Le chevalier lève sa canne, puis se ravise.
Quelques jours plus tard, alors qu’il dîne chez son ami le duc de Sully, Voltaire est interrompu par un valet qui le prie de descendre dans la rue pour une entrevue urgente. Sans méfiance, il suit le messager. Sur le trottoir, il est saisi par trois hommes de main qui lui administrent une volée de coups de bâton. Dans un carrosse, une voix crie après quelques minutes : «C’est assez !» La voix de Rohan. Voltaire remonte chez Sully et raconte sa mésaventure, décidé à se faire justice. Une gêne s’installe autour de cette table aristocratique. On l’engage à se modérer, on lui déconseille de s’attaquer à un Rohan. Après tout, suggère-t-on, il n’est pas inhabituel pour un roturier d’être rossé par les laquais d’un grand seigneur. Mortifié, isolé, lâché par ceux qu’il croyait ses amis, Voltaire ne décolère pas. Il va voir la police, prend ses relations à témoin, clame partout qu’il provoquera Rohan en duel et prend même des leçons d’escrime. Tant et si bien que les autorités le font embastiller pour éviter le scandale. Il ne trouve qu’un expédient pour se faire libérer : annoncer qu’il s’exile en Angleterre, ce qui lui est accordé.
Respect de la raison
Petites causes, grands effets : cette mésaventure donne aux Lumières une impulsion décisive. A Londres, Voltaire fréquente les écrivains, les hommes politiques, étudie les institutions politiques, assiste à l’enterrement de Newton, admiratif devant cette nation qui offre à un simple homme de science des funérailles grandioses. Il en revient quelques années plus tard, frotté d’idées nouvelles, initié aux sciences, sûr que le système politique anglais, fondé sur la séparation des pouvoirs et plus libéral, surpasse de loin la manière française, absolue et vouée à la religion catholique. Il publie les Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises, grenade littéraire qui va ébranler les bases de la monarchie et faire pénétrer en France, plus que bien d’autres livres, la philosophie des Lumières.
Ce voyage est suivi par bien d’autres, ceux de Voltaire lui-même, mais aussi de Diderot, d’Helvétius, de Grimm, ou bien précédé de la longue errance de Montesquieu à travers le continent, à la recherche du bon système politique. Alliés à la diffusion du livre, qui répand le savoir, ces pérégrinations diffusent, à travers l’Europe, ce grand mouvement de pensée qui bouleverse les idées de l’humanité et fonde, en pensée, les bases de l’Europe d’aujourd’hui : respect de la Raison, libertés publiques, régimes politiques équilibrés, justice humaine, abolition de la peine de mort, politique économique dédiée au développement, ouverture sur le monde, délibération publique, disputes intellectuelles : le mouvement des Lumières.
On le présente souvent comme une joute littéraire ou philosophique, menée par des écrivains prospères reçus à la Cour et chez les Grands, génies du style et de la conversation, combattants de salons, conseillers des princes, sapant à coups de formules assassines et de brillants raisonnements les bases de la tradition et de la religion, publiant avec succès leurs contes et leurs traités, engrangeant leurs droits d’auteurs et défiant des autorités plutôt débonnaires de leurs libelles composés dans des châteaux. On moque volontiers, chez les historiens conservateurs, leurs contradictions : Voltaire entouré de jeunes marquises admiratives pour aligner ses épigrammes contre les privilèges, faisant argent dans la spéculation boursière et vivant à grandes guides dans ses demeures aristocratiques ; Rousseau, abandonnant ses cinq enfants à l’Assistance publique avant de publier l’Emile, son lourd traité d’éducation ; Montesquieu, le libéral seigneur de La Brède, n’osant pas lutter franchement contre l’esclavage qu’il réprouvait en principe ; Diderot, l’athée et l’ennemi de la noblesse, financé par l’autocrate Catherine II de Russie, qui lui rachète sa bibliothèque quand il veut doter sa fille et lui paie d’avance cinquante ans de gages pour qu’il continue à s’en occuper.
La réalité était toute différente. En plaidant pour la raison contre les dogmes catholiques, en s’appuyant sur la science et non sur la religion pour philosopher, en fustigeant la société à ordres, en demandant une justice plus humaine et plus rationnelle, en condamnant les guerres incessantes, en cherchant les voies de la prospérité économique, en affrontant le parti dévot puissant auprès du roi, en louant le modèle anglais d’équilibre des pouvoirs, les philosophes payaient de leur personne. Il fallait ruser avec la censure, échapper aux arrestations, supporter l’exil, risquer à chaque phrase la prison, l’amende, ou le bannissement. Souvent la seule solution pour écrire librement était de publier à l’étranger, sous pseudonyme, ou bien de chercher la protection d’un puissant, séduit par leur talent et la force de leur pensée. Voltaire fit fortune par goût du luxe, certes, mais aussi et surtout pour gagner l’indépendance que des mécènes inconstants lui auraient refusée. Rousseau, en dépit de son succès immense, choisit pour la même raison une vie austère et misérable dans des masures perdues dans les bois, survivant en copiant de la musique, plutôt que de se soumettre au bon plaisir d’amis fortunés. Pour publier l’Encyclopédie, Diderot dut multiplier les chicanes et les détours que lui imposaient les censeurs inspirés par l’Eglise. La sociologie, disent aujourd’hui certains universitaires, «est un sport de combat». Un combat où les coups ne sont pas portés et où l’on ne risque ni ses deniers ni sa liberté. Le vrai combat fut celui de ces philosophes de la liberté, révulsés, d’abord, par les injustices, les cruautés, les archaïsmes de la société d’Ancien Régime qui reposait sur les intangibles préceptes de la religion et de la tradition aristocratique et qu’il fallait combattre par le brio et la profondeur du savoir.
Phénomène européen, à coup sûr. L’affaire commence sans doute en Angleterre, refuge de Voltaire, dès le siècle précédent. Elle doit beaucoup à trois penseurs, un Anglais et deux Ecossais. John Locke, d’abord, est un philosophe, un économiste et un historien. Médecin et philosophe, fonde la pensée rationaliste moderne dans la lignée de Descartes et s’oppose à l’absolutisme alors dominant en Europe. Protégé par le comte de Shaftesbury, il consacre sa vie à la médecine et à l’étude, écrivant plusieurs traités fondamentaux qui vont servir de base aux conceptions rationnelles et limités du pouvoir politique, réfutant Hobbes et sa doctrine de l’Etat tout-puissant. David Hume, ensuite, inaugure la philosophie empirique qui marquera profondément la pensée anglo-saxonne et se répandra dans toute l’Europe. Il voyage d’abord en France, avant de retourner dans son pays et publier plusieurs ouvrages fondamentaux sur les sciences, la philosophie et la politique, qui auront une profonde influence sur le plus grand philosophe de la fin du XVIIe siècle, l’Allemand Emmanuel Kant, professeur à Heidelberg. Enfin, Adam Smith, premier économiste libéral, sera à l’origine des grands débats qui agiteront le siècle autour du libre commerce, de l’entreprise et du rôle d’un Etat moderne en économie. L’extraordinaire talent pédagogique de Voltaire assurera la diffusion de toutes ces idées en France, où le mouvement des Lumières connaît sa plus grande gloire, jusqu’auprès des souverains de toute l’Europe, Frédéric II en Prusse, Joseph II en Autriche, Catherine II en Russie, même si ces «despotes éclairés» n’écoutèrent pas toujours, loin de là, les prescriptions libérales et modérées qu’on leur dispensait. A cela il faut ajouter l’œuvre de Spinoza, polisseur de verres à lunettes en Hollande, qui renouvelle la philosophie, ou de Cesare Beccaria, penseur italien qui publie, à 26 ans, sous l’influence des Lumières, un traitéDes délits et des peines qui va poser les fondements de la justice moderne, ou encore les écrits de l’Allemand Grimm, du Suisse Helvétius ou encore, plus romanesque encore, la longue errance de Rousseau entre Genève et Paris, modèle de méditation transfrontière.