Voilà près de six mois que la vie politique bruisse du reproche que certains font à Emmanuel Macron d’avoir avantagé fiscalement les plus aisés, en supprimant l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) notamment. L’ISF a été remplacé par un autre dispositif fiscal qui pèse sur les biens immobiliers, mais ne concerne plus, par exemple, un jet privé, un yacht, une Ferrari ou des actions boursières. L’argument des promoteurs de cette réforme est simple : par le simple fait de posséder ce type d’actifs, les personnes aisées créeraient de l’emploi, feraient tourner l’économie et, in fine, tireraient en bons premiers de cordée la société vers le haut. Si ce raisonnement peut sembler très novateur et dans l’air du temps, les chevaliers du XIIe siècle tenaient pourtant le même discours et réussirent déjà à obtenir grâce à lui des exemptions fiscales.
Une classe d’hommes nouveaux
Le XIe siècle était encore assez similaire au monde qu’avait connu Charlemagne. Il était caractérisé par une croissance assez lente, une aristocratie militaire tournée vers l’espace rural et un maillage administratif qui était encore largement celui de l’Empire carolingien. Mais au milieu du XIIe siècle, tout a déjà changé. La croissance, et, en particulier, la croissance économique des villes, a fait émerger une classe d’hommes nouveaux qui, bien qu’issus des professions de l’écrit ou des milieux artisanaux, sont désormais aussi riches que la vieille aristocratie. Ils sont toutefois fascinés par la vieille noblesse et, imitant leur train de vie, adoptent les comportements chevaleresques et s’empressent d’investir dans la terre pourvoyeuse de statut social. Alors que ces nouveaux riches paraissaient dans un premier temps mettre en danger la position sociale d’une vieille aristocratie d’héritiers, nouveau monde et ancien monde fusionnent bien vite. L’Italie fut sans doute l’espace de l’Europe où cette croissance économique fut la plus forte et, par conséquent, où cette nouvelle élite fut la plus puissante. Si ses membres jouent à vivre comme les chevaliers d’antan, ils contribuent toutefois à faire disparaître l’ancien système administratif carolingien et à faire naître, dans chaque ville, de petites républiques au début du XIIe siècle.
En théorie, chaque citoyen y dispose de droits égaux. Mais rapidement, des systèmes d’imposition proportionnels au patrimoine se mettent en place. Dans les années 1200, dans à peu près toutes les villes d’Italie, des notaires ouvrent sur les places publiques de grands grimoires, et chaque citoyen est tenu de venir déclarer la totalité de son patrimoine, à partir duquel l’impôt progressif sera calculé. Gare aux couples Balkany de l’époque : les voisins pouvaient dénoncer ceux qui dissimulaient une partie de leur richesse. Ce nouveau système fiscal a été largement imposé par l’action du Popolo, un vaste groupement politique défendant les intérêts de ceux qui appartiennent à l’élite chevaleresque. Mais il déplaît évidemment aux dits cavaliers, qui, en bons notables, tiennent en main la plupart des postes et des magistratures de ces petites républiques italiennes.
Les élites chevaleresques
Très vite, les chevaliersfont voter des lois qui leur permettent de bénéficier d’exemptions fiscales. Chevaux de guerre et maisons fortifiées, qui sont les biens les plus coûteux de l’époque, bénéficient alors dans la plupart des villes d’une «niche fiscale» et ne sont donc pas soumis à l’impôt. Mieux, lorsqu’un cheval meurt, l’impôt des plus humbles sert à verser une indemnité pour son remplacement.
Comment les élites urbaines justifient-elles ces privilèges fiscaux ? Si les chevaux de race ont été remplacés par les jets privés, la teneur de leur discours est pour l’essentiel la même que celle qui a fait naître la réforme fiscale de 2018. Les élites chevaleresques avancent qu’en faisant la guerre sur le cheval pour la ville, en renforçant les défenses de la cité grâce à leurs demeures fortifiées, elles participent au rayonnement urbain et permettent indirectement aux autres de bénéficier d’une croissance plus générale. En somme, ils prétendent que les plus humbles doivent beaucoup aux premiers de cordées.
Chevaux et maisons fortifiées servaient, certes, occasionnellement à faire la guerre, mais l’immense majorité du temps, ils agrémentaient le quotidien de l’élite urbaine, tout en lui permettant de montrer ostensiblement qu’elle n’était pas du même bois que le commun. De plus, lorsque les cavaliers participaient aux chevauchées et pillaient des villages, ils partageaient strictement entre eux le butin, conservant les fruits de la guerre. Les bénéfices étaient donc réservés aux cavaliers, tandis que la perte éventuelle de leur cheval pesait sur l’ensemble des citoyens. Comme aujourd’hui, lorsque banques et actionnaires se partagent des dividendes, mais que l’Etat et le contribuable doivent venir les renflouer lorsque le vent tourne… Enfin, les maisons fortifiées des élites étaient rarement situées près des remparts, et se trouvaient la plupart du temps le long des routes et places principales. Elles ne servaient donc presque jamais à défendre la ville et permettaient, au contraire, aux aristocrates de dominer et de tenir un quartier, de mener des vendette privées contre d’autres groupements aristocratiques aux dépens de l’ordre public. Bref, ces biens de luxe permettent de consolider leur domination au sein de la société.
Durant des décennies, l’élite chevaleresque tire de grands profits économiques de ces dispositions fiscales. Nombreux sont les abus : lorsqu’un cheval devient un peu trop vieux, ses propriétaires ont la fâcheuse tendance à le faire mourir «à l’entraînement», afin qu’un nouveau cheval fringant leur soit payé par la collectivité comme si le précédent était mort à la guerre. Plusieurs documents attestent ces abus de l’élite et la réaction de plus en plus radicale du Popolo. Ainsi, de nombreuses dispositions sont prises à partir des années 1250 pour limiter ces avantages fiscaux et rediriger l’argent commun vers la réalisation d’édifices publics : le Popolo fait alors construire aqueducs et fontaines qui font jaillir, au bénéfice de tous, l’eau fraîche dans la ville. La tendance est aujourd’hui inverse : alors que l’Etat ferme régulièrement hôpitaux, écoles et tribunaux, les dispositifs tels que le CICE ou la suppression de l’ISF se multiplient. Tandis que l’efficacité de ce premier dispositif fiscal est au mieux peu visible, au pire inexistante, les données économiques actuelles montrent que la suppression de l’impôt sur la fortune a produit peu d’effets positifs mesurables, tandis qu’ils ont entraîné une baisse substantielle des dons aux associations.
Justifier par des discours théoriques
S’ils sont prévus à cette fin, les discours de légitimation ne doivent pas masquer à nos yeux les réalités sociales. Lorsqu’un groupe social parvient, par sa position au sein du système productif, ses compétences et les stratégies qu’il met en place, à capter une quantité de richesse économiquement si signifiante qu’elle transforme en profondeur l’organisation sociale, il lui faut justifier par des discours théoriques de son caractère vital et bénéfique à tous. Et, s’il parvient à pousser plus loin son avantage, ce groupe peut réclamer de la société des marques de reconnaissance particulière. Il peut s’agir de la simple revendication d’une reconnaissance sociale ou, beaucoup plus concrètement, de dispositions fiscales lui permettant de payer proportionnellement moins d’impôts que des groupes sociaux matériellement moins bien pourvus. Hier comme aujourd’hui, l’idéalité que renferment les discours portant sur la largesse des plus riches constitue pour l’essentiel un moyen de redorer leur image et de masquer la nature profondément conflictuelle des rapports socio-économiques.
• Pour aller plus loin : Cavaliers et Citoyens. Guerre, conflits et société dans l’Italie communale, XIIe-XIIIe siècles, de Jean-Claude Maire Vigueur, Paris, 2003 ; L’Imposizione diretta nei comuni dell’Italia centrale nel XIII secolo, d’Alberto Grohmann, Rome, 1986 ; La Città costruita. Lavori pubblici e immagine in Orvieto medievale, de Lucio Riccetti,Florence, 1992 ; le Capital au XXIe siècle, Paris, de Thomas Piketty, 2013.