Le 8 octobre à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), Mains d’œuvres, pionnier dans le paysage des friches culturelles, a vu ses portes, ouvertes depuis dix-neuf ans, scellées par des plaques anti-squats à la demande du maire, William Delannoy, alors que les CRS bouclaient les rues avoisinantes. Au cœur d’un territoire de culture et de création (c’est la mission que s’est donnée l’intercommunalité Plaine-Commune), on déploie la force pour faire taire un écosystème unique riche de 70 salariés, de 250 artistes résidents et de milliers d’usagers, de bénévoles et d’habitants.
Cette semaine l’a démontré une fois de plus, soutenir le travail des artistes et défendre les cultures émergentes est plus que jamais une prise de risque, et l’existence même de lieux permettant cette audace ne semble plus être une évidence dans certains territoires. Ironie du sort, dans quelques jours, à Arcueil, se tiendra le Forum entreprendre dans la culture dans le Grand Paris, mené par le ministère de la Culture. Pourtant, la culture n’est pas un secteur concurrentiel comme les autres. C’est un domaine d’intérêt général dont le monde associatif est l’un des fers de lance. Réduire la culture à une seule de ses formes ou en mesurer l’impact par ses externalités économiques, c’est instrumentaliser la création.
Car c’est bien une décision politique qui affecte Mains d’œuvres ou du moins, une manœuvre politicienne d’un maire isolé et en difficulté au sein de sa propre majorité et de son territoire (trois adjoints et trois conseillers municipaux ont démissionné la veille de l’expulsion ; Plaine-Commune ainsi que le ministre de la Culture, Franck Riester, ont renouvelé leur soutien au lieu). Le maire orchestre, avec d’importants moyens de la préfecture de la Seine-Saint-Denis, ce qui semble être une ultime action de communication à cinq mois des élections, sans égard pour la communauté qui s’est construite autour du lieu. A quelques mètres seulement du site de Mains d’œuvres, on trouvait, le matin des premiers rassemblements de soutien, le chantier d’un immense hôtel. Le Saint-Ouen populaire du stade Bauer, du Red Star et de Mains d’œuvres est remplacé peu à peu par des logements de standing qui fleurissent… Attractivité économique et touristique, gentrification à marche forcée semblent constituer la feuille de route de Delannoy. C’est d’autant plus saisissant que l’un des arguments du maire a été de reprocher à Mains d’œuvres de gentrifier Saint-Ouen en s’adressant à un public extérieur plutôt qu’aux Audoniens. Vision tronquée, populiste, court termiste doublée d’une mauvaise foi absolue quand on sait que la subvention municipale, destinée avant tout à l’action culturelle et territoriale, a été supprimée en 2014 ! Le maire instrumentalise et fantasme les désirs d’une population qu’il projette comme homogène et signe par cette expulsion un appel au nivellement des esprits et des modes de vie contre la culture de la diversité et de la nuance. Œuvrer pour la culture, c’est ouvrir en grand ses portes pour s’adresser à toutes et à tous en multipliant les propositions (concerts, expositions, danse, théâtre) comme Mains d’œuvres l’a fait jusqu’à présent. C’est aussi accueillir et défendre en amont les activités de production des artistes et les accompagner dans leur professionnalisation. A ce titre, Mains d’œuvres a été un précurseur à l’échelle nationale. Ce lieu a été une ressource et un exemple pour nombre d’initiatives, d’artistes et de professionnels du secteur. Mains d’œuvres a été, sans s’en revendiquer, l’un des tout premiers «tiers-lieux» et un laboratoire inspirant pour toute une communauté. Les tiers-lieux sont devenus les nouvelles marottes des politiques toutes étiquettes confondues, et les modèles de sortie de crise de toutes les impasses actuelles (lien social, évolution du travail, mixité…). Malgré l’intérêt des pouvoirs publics pour ces lieux symboles des mutations de la société (cf. l’appel à manifestation d’intérêt Fabriques de territoires lancé récemment par le Commissariat général à l’égalité des territoires) ou encore pour l’urbanisme transitoire (la récente charte de la Ville de Paris), cette expulsion montre que ces initiatives quand elles sont inspirées, accompagnées ou conduites par des artistes restent souvent dans la plus grande des précarités. Sans s’affranchir des règles de bonne gestion, elles ne peuvent être soumises aux seules lois du marché et au bon vouloir des élus selon les alternances politiques. Ces lieux sont des points d’ancrage forts, des projets de long cours où se sédimentent des savoir-faire. La cohérence d’un projet culturel de territoire ne peut pas souffrir des aléas et de la versatilité politicienne, ni d’un non-alignement des astres entre les différents échelons de la puissance publique car Mains d’œuvres doit avant tout son expulsion à un maire qui en a fait une affaire personnelle. 2019 dans le Grand Paris a vu, pour des causes diverses, la fermeture de nombre de lieux de culture, de création, de rencontres et d’échanges. Khiasma aux Lilas, le Freegan Pony à Paris, les Jardins de Guinot à Saint-Ouen, trois visages d’un immense gâchis qui prouvent que tout reste à construire dans ce dialogue avec la puissance publique, et ce dialogue reste fragile et précaire comme le sont nos lieux. Avec Mains d’œuvres, ce sont tous nos lieux et initiatives qui sont attaqués.