Tout commence par une simple blague de Johann-Dietrich Wörner, directeur de l’Agence spatiale européenne, devant des journalistes lors d’une conférence de presse en Chine, en 2016. L’ingénieur allemand défend alors un projet de village lunaire qui serait «le projet de l’humanité entière et non d’une nation». «Il faudrait peut-être commencer par retourner sur la Lune pour en retirer le drapeau américain», plaisante-t-il. Michelle Hanlon, chercheuse en droit spatial qui enseigne aujourd’hui à l’université du Mississippi, y voit une intéressante étude de cas : ce geste serait-il légal ? Après tout, le traité de 1967 stipule que l’espace est accessible à tous. Mais le texte déclare aussi que les artefacts présents restent la propriété de leur pays d’origine. Juridiquement, les quelque cent objets qui reposent actuellement sur la Lune (drapeau, appareil de mesure, lambeaux de couverture de survie, poche à urine) ont tous un propriétaire. Mais le sol sur lequel ils gisent, lui, n’en a aucun.
Embarquée dans cette rêverie, Michelle Hanlon a alors une «vision cauchemardesque» : l’empreinte du premier pas sur la Lune, parfaitement conservée depuis 1969 par l’absence d’atmosphère, donc d’érosion sur l’astre, pourrait disparaître à jamais. Effacée par le souffle d’une capsule qui alunit trop près, le sillage des roues d’un rover ou le piétinement d’un touriste lunaire étourdi, voire facétieux. «Nous sommes à l’aube d’une ruée vers la Lune, annonce la professeure. Mais aucune loi n’empêche quiconque de piétiner les empreintes des premiers astronautes, ou de les tailler pour les emporter et les vendre au plus offrant.» En mars 2017, Michelle Hanlon a créé une association, For All Moonkind, qui regroupe aujourd’hui une quarantaine d’experts du droit spatial et une centaine de bénévoles. Tous travaillent à l’élaboration d’un protocole juridique inédit. Son adoption rendrait possible la création d’un patrimoine de l’humanité dans l’espace.
Aucun pays souverain
En 2013, deux législateurs américains mal informés ont tenté de faire du site où s’est posée Apollo 11 un parc national. Un échec tout à fait prévisible, selon Michelle Hanlon : «Le texte aurait violé le socle même du traité de l’espace, en proclamant les Etats-Unis souverains d’une partie de la Lune !» La Tranquility Base ne peut pas non plus être déclarée patrimoine de l’humanité comme un simple lieu terrestre, explique-t-elle : «Pour qu’un site soit reconnu par l’Unesco, il faut qu’il soit proposé par son pays souverain. Pour la Lune, c’est l’impasse, car il n’y en a pas.»
Michelle Hanlon s’est demandé si le traité de l’espace pouvait suffire à protéger le patrimoine spatial. Elle a songé à l’article VIII, qui indique qu’un objet envoyé dans l’espace reste sous la juridiction et le contrôle du pays qui l’y a envoyé. Puis elle s’est plongée dans l’article IX, qui stipule que toute activité spatiale doit être conduite «en tenant dûment compte des intérêts» des autres Etats. Mis ensemble, ces articles permettent d’argumenter qu’un artefact ne peut être retiré légalement de la Lune sans obtenir l’autorisation de son pays d’origine. «Sauf que «tenir dûment compte des intérêts», c’est très vague, juridiquement, commente la professeure. Faut-il faire la différence entre les objets à visée scientifique, commerciale, symbolique ? Entre les artefacts opérationnels et non opérationnels ? Entre la sonde et le drapeau ?» Elle craint aussi que certains principes du traité puissent se retourner contre sa volonté première : «Laisser les objets in situ revient à occuper perpétuellement la surface sur laquelle ils sont posés, ce qui peut être assimilé à une appropriation du territoire, affirme-t-elle. Eparpiller des objets pourrait devenir une stratégie pour quelqu’un qui veut sécuriser un périmètre pour, par exemple, en exploiter les ressources.» Même s’il clarifiait ces points, le traité de l’espace serait incapable de protéger tout le patrimoine envisagé par Michelle Hanlon : il ne dit rien des fameuses empreintes de pas, qui ne remplissent pas les critères d’un artefact. «Il faut carrément un nouveau cadre juridique», conclut Michelle Hanlon. CQFD.
Une vision trop occidentale ?
Le projet For All Moonkind éveille chez certains des soupçons. Et pas seulement chez une poignée d’internautes conspirationnistes qui affirment qu’il n’y a rien à protéger puisque l’homme n’a jamais marché sur la Lune. D’autres, plus nombreux, avancent que le site de Tranquility Base serait un monument à la gloire des Etats-Unis plutôt qu’à celle de l’humanité. «Il y a actuellement plus de 110 sites susceptibles d’être protégés sur la Lune», répond Michelle Hanlon sans sourciller. Parmi eux, le lieu où gisent les restes de Luna 2, le premier engin spatial à s’être écrasé sur la Lune, envoyé par l’Union soviétique en 1959. Ou, à l’autre bout de l’histoire, celui du premier alunissage sur la face cachée de la Lune par la sonde chinoise Chang’e 4, le 3 janvier 2019. Il y a bien quelques questions qui empêchent parfois la professeure de dormir. N’y a-t-il pas des héritages sur Terre qu’il est plus urgent de protéger ? Ce projet impose-t-il une vision trop occidentale de ce qu’est le patrimoine ? Qui sommes-nous, de toute façon, pour inscrire des lois humaines jusque dans l’infini de l’espace ?
Mais l’image du sol lunaire foulé par la botte de Neil Armstrong convainc toujours Michelle Hanlon de retourner à sa besogne. Elle compare cette empreinte aux plus anciennes traces de pas d’hominidés bipèdes retrouvées dans de la cendre volcanique à Laetoli, en Tanzanie : à 3,5 millions d’années d’écart, ces fragiles marques représentent selon elle des «jalons évolutionnaires», des «trésors pour l’humanité». La chercheuse doute qu’elle ira elle-même sur la Lune visiter le musée qu’elle y imagine. Mais elle espère recevoir un jour «un certain coup de fil» : «Maman (ou grand-mère, ou arrière-grand-mère, ou juste Michelle), dira la voix. Je suis devant l’empreinte de Neil Armstrong… c’est extraordinaire.»