STÉPHANE Richard est très remonté. Le PDG d’Orange en France, opérateur historique également présent en Espagne, Belgique, Pologne, Slovaquie et Roumanie au sein de l’Union européenne, a salué les futures règles que doit annoncer la Commission européenne, en particulier concernant l’utilisation d’équipements provenant du chinois Huawei. Il ne souhaite qu’une seule chose : qu’on précise les règles en la matière et s’oppose formellement à l’exclusion du constructeur chinois Huawei.
« J’espère que nous n’irons pas vers une exclusion de fait, qui ne serait pas dans l’intérêt de l’Europe. Je peux parfaitement admettre que l’on fasse jouer une préférence européenne (en faveur du suédois Ericsson et du finlandais Nokia, NDLR), d’autres privilégient leurs entreprises. Mais doit-on écarter Huawei? C’est un pas que je ne franchis pas », a-t-il poursuivi. Et de dénoncer : « les fantasmes » qui entourent Huawei, rappelant qu’il n’y avait aucune preuve que l’équipementier chinois puisse conduire des activités d’espionnage, comme le pense l’administration américaine.
Les États-Unis, qui accusent Huawei de donner accès à ses équipements aux services de renseignement chinois pour espionner le trafic mobile sur les réseaux étrangers, pressent leurs principaux alliés, Royaume-Uni et Allemagne en tête, de se passer du géant chinois pour leurs réseaux 5G.
En Allemagne, les opérateurs ont actuellement jusqu’à 60% d’équipements Huawei dans leurs réseaux 3G et 4G, de sources concordantes, rendant difficile le passage à une 5G sans équipements chinois qui nécessiterait la réinstallation de nouveaux équipements 4G notamment, entraînant un surcoût important et du retard dans le déploiement.
Vers une guerre froide?
D’autres pays, tels que l’Espagne, l’Italie ou encore la Pologne, n’ont pas prévu d’interdire l’utilisation d’équipements Huawei. La Chine et les États-Unis ont signé une trêve commerciale, mais leur rivalité technologique n’a pas désarmé… Les deux hyperpuissances devraient continuer de lutter pour la suprématie planétaire sur les années, voire décennies à venir. Une semaine après l’accord commercial intermédiaire entre Pékin et Washington, leur bataille technologique tous azimuts a opposé au Forum économique mondial de Davos experts alarmistes et grands patrons soucieux de rassurer.
Ren Zhengfei, le fondateur du géant chinois des télécoms Huawei, a esquivé le sujet : « En profondeur, le monde s’unifie (technologiquement), tout est interconnecté (…) Un monde divisé? Je n’y crois pas », a-t-il déclaré à Davos.
Champion des équipements 5G, Huawei a pourtant été banni des États-Unis, qui pointent des risques d’espionnage par Pékin et encouragent leurs alliés européens à exclure des réseaux le groupe chinois. Lequel a, au contraire, conquis les marchés émergents, Brésil et Inde en tête. « Il y a une compétition pour la domination mondiale en matière numérique. Huawei en est le symbole, mais cela va beaucoup plus loin », a averti Carlos Pascual, ex-diplomate américain et vice-président du cabinet IHS Markit.
Pour lui, les cyber-conflits et la bataille d’influence qui se mène au niveau mondial ouvrent la voie à « une confrontation sino-américaine majeure » dans le domaine numérique.
De fait, Pékin a adopté en 2015 l’ambitieux programme « Made in China 2025 » pour doper ses technologies, parallèlement à un plan massif d’investissements d’infrastructures des « Routes de la Soie » de l’Asie à l’Afrique.
« Cela pourrait conduire beaucoup de pays en développement à se tourner vers la Chine pour construire leurs réseaux télécoms, stations-relais, centres de données et systèmes informatiques gouvernementaux », observe John Chipman, expert dirigeant l’Institut international d’études stratégiques (IISS). Selon lui, l’expansion des firmes chinoises en Asie, Afrique et Amérique latine élargit également leur collecte de « données diversifiées » propres à nourrir leurs technologies d’intelligence artificielle.
Enjeu de pouvoir
De quoi conforter la défiance des États-Unis, qui ont également mis l’an dernier à l’index plusieurs firmes chinoises de cybersurveillance et reconnaissance faciale. Au-delà de la 5G, les géants chinois de l’internet Baidu, Alibaba ou Tencent, poussés par Pékin, développent des plateformes d’intelligence artificielle, de voitures autonomes ou d’objets connectés distinctes de celles élaborées dans la Silicon Valley par Google ou Amazon.
« L’inquiétude, c’est qu’il y ait deux types de système qui ne seraient pas compatibles. La technologie est un enjeu de pouvoir, une bipolarisation se met en œuvre », indique Jacques Moulin, le patron du think tank européen Idate. « Le risque, c’est que les plaques tectoniques » des grands marchés technologiques « se fragmentent ou s’éloignent de plus en plus », abonde auprès de l’AFP Jean-Philippe Courtois, le vice-président exécutif de Microsoft. Tout en y voyant une opportunité pour le géant américain de l’informatique : « Notre rôle, c’est de prendre en charge cette complexité » en proposant aux entreprises des outils adaptés à chaque environnement réglementaire. Microsoft comme Apple, autre fleuron américain, dépendent d’ailleurs encore largement du colossal marché chinois.
Pour autant, la Chine encadre strictement son internet local – confortant le concept de « splinternet » – et les sanctions et restrictions croissantes de part et d’autre du Pacifique ne sont pas sans évoquer le « rideau de fer économique » que redoutait, dès novembre 2018, Henry Paulson, l’ex-secrétaire d’État américain. La Chine a-t-elle les moyens de ses ambitions ? En 2018, l’équipementier télécoms ZTE, autre géant chinois de la 5G, a failli disparaître, incapable de se fournir en composants américains après une interdiction de l’administration Trump – finalement levée. L’épisode, vécu comme un traumatisme, avait mis en évidence la cruelle dépendance du géant asiatique aux puces américaines: au total, la Chine importe d’ailleurs, en valeur, plus de semi-conducteurs que de pétrole.
Certes, sous pression, Huawei développe ses propres puces et son récent modèle Mate 30 Pro ne contient plus aucun composant américain, selon un cabinet japonais ayant décortiqué l’appareil. Qualcomm, mastodonte américain des composants électroniques, pourtant plombé par les sanctions touchant Huawei, temporise : « Au pic des tensions commerciales, nos collaborations en Chine ont justement augmenté, grâce à la maturation de fabricants de smartphones comme Xiaomi ou Oppo » qui se développent à l’international, assure à l’AFP Cristiano Amon, son président.
Avant d’insister : « Pour prospérer hors de Chine, il faut travailler avec les standards internationaux (…) La force des technologies mobiles a toujours été des standards universellement partagés, c’est ce qui nourrit leur croissance. Difficile de revenir dessus ».