LES ÉTRANGERS qui viennent faire fortune en République démocratique du Congo sont, dans la plupart des cas, aidés par leurs communautés ou par les financements de leurs pays d’origine. Ils sont aujourd’hui partout, dans tous les secteurs, reléguant le plus souvent les Congolais à jouer le second rôle. Et en plus de ce soutien, ils bénéficient d’un privilège en termes de parapluie politique. Ainsi, derrière chaque Libanais, derrière chaque Indien ou Indo-Pakistanais, derrière chaque Chinois, derrière chaque Ouest-Af, etc., il y a un galonné de l’armée ou de la police, il y a un membre du gouvernement, il y a un membre de la famille présidentielle, il y a un député, il y a un magistrat… Bref, il y a un « intouchable » comme on dit couramment à Kinshasa.
Et comme si cela ne suffisait pas, il y a comme un sentiment général dans le pays : le Congolais préfère acheter chez un étranger et non chez son compatriote. Là où il n’y a pas d’étranger, le Congolais préfère acheter chez son frère d’ethnie que chez son compatriote d’une ethnie autre que la sienne.
Mais que fait-on des opérateurs économiques nationaux ? Rien ou presque. Heureusement, il y a dans l’air une prise de conscience qui prend de plus en plus de la consistance dans le chef des patrons congolais. D’aucuns parlent de « patriotisme économique » qui a besoin d’un manifeste pour ratisser large. « Ce n’est pas normal que l’activité économique dans le pays soit sous l’influence et le contrôle des étrangers. Connaissez-vous une seule banque commerciale qui soit congolaise ? Connaissez-vous aujourd’hui un seul capitaine d’industrie qui soit congolais ? Certes, diriez-vous qu’il y a quand même des noms qui sortent du lot, mais combien sont-ils ceux qui tentent d’émerger ? », déclare un entrepreneur local qui se reconnaît dans ce mouvement naissant du patriotisme économique. Et d’ajouter : « Alors que les grands pays africains vont de l’avant, nous, par contre, nous ne faisons que reculer. Nous ne sommes pas contre les étrangers, tout ce que nous voulons c’est avoir aussi voix au chapitre comme c’est le cas partout ailleurs. Nous voulons aussi avoir des Dangote, Tony Elumelu, James Mwangi congolais… »
Mais pourquoi remuer ciel et terre en allant chercher les modèles d’entrepreneuriat réussi ailleurs, alors que la République démocratique du Congo a eu aussi ses self-made men jusque dans les années 1980 ? D’habitude, hommes discrets, se tenant volontairement à l’écart de la politique pour se consacrer uniquement à ses affaires, ces capitaines d’industrie made in RDC/Zaïre suscitaient l’admiration et l’émulation. Ils étaient des vrais porteurs de projets, des créateurs d’emploi, mais surtout des preneurs de risque.
Chasseurs d’opportunités
Ils étaient nés sans le sou : Dokolo, Bemba, Kisombe, Ngunza, Nimi, Lengelo, Kansebu, Fontshi, Bimansha, Lusakivana, Matanda, Lungwana, Katebe, Bemba, Ngezayo… De cette génération dorée, il ne reste plus grand monde, à part Victor Ngezayo, Pascal Kinduelo, Raphaël Katebe et quelques autres.
De l’avis de beaucoup de Congolais, Augustin Dokolo Sanu est le parfait représentant de la race de self-made men congolais. Chasseur d’opportunités, il était présent presque dans tous les secteurs stratégiques de l’activité économique : agriculture, élevage, pêche, import-export, immobilier, distribution, fret, imprimerie, assurances, mines… Au total, 17 sociétés formaient son empire industriel. Visionnaire, Dokolo incarnait la réussite. Sa plus ambitieuse œuvre, c’est la création de la Banque de Kinshasa (BK), première banque à capitaux nationaux en Afrique subsaharienne.
Jeannot Bemba Saolona incarnait également un modèle de réussite pour les jeunes. Avec le groupe SCIBE Zaïre (une dizaine de sociétés), il a été considéré comme le patron des patrons, et aussi pour avoir été pendant longtemps le président de l’Association nationale des entreprises du Zaïre (ANEZA), aujourd’hui Fédération des entreprises du Congo (FEC). Comme la plupart des hommes d’affaires de sa génération, Jeannot Bemba a bénéficié du coup de pouce du pouvoir politique (régime Mobutu) pour se hisser au niveau qu’il avait atteint.
Pour sa part, Augustin Kisombe Kiaku Muisi fait fortune à travers ses entreprises Amasco, ACCO, Zaïre Prestige, Usine zaïroise de meubles (UZAM) et la chaîne de magasins Sadisa… Raphaël Katebe Katoto est l’un des entrepreneurs les plus prospères du Katanga, voire du pays. Il est parti du commerce du poisson pour diversifier ses affaires par la suite. On lui reconnaît le flair. La Gécamines fut la principale cliente pour ses poissons pêchés de façon industrielle dans les lacs du Katanga. Puis, il se lança dans le commerce de la farine de froment en devenant le distributeur exclusif de la Minoterie de Matadi (MIDEMA) dans tout le Katanga.
Pascal Kinduelo Lumbu est le second congolais à ce jour après Dokolo, à avoir créé une banque, la Banque internationale de crédit (BIC). Kinduelo est parmi les derniers de cette génération dorée des self-made men congolais. Il a su démontrer ses nombreuses qualités d’entrepreneur et d’acteur de développement à travers les différentes sociétés qu’il a façonnées de ses propres mains : Kilou Olivetti, … Par ailleurs, Lusakivana avec ses chambres froides, Mutambayi avec Auto Service Zaïre, Nguza Bonanza avec sa brasserie nationale (BRANA) et hôtel Bonanza, près du Marché-Central de Kinshasa, Lengelo Muyangandu avec Lengsram, et bien d’autres s’étaient imposés en couvrant tous les secteurs de l’activité économique.
C’est au Kasaï, avec son diamant, que le rêve américain a fait plus d’adeptes : Beya Mwamba, Nkolongo Cocovera, Mukeba Kafuka, Ilunga Icado, François Tshibabala, Joseph Tshidimu, Jean Ilunga Imprilu… Ils furent parmi les premiers opérateurs économiques du Kasaï. Puis, vint l’ère des « trafiquants », creuseurs et négociants de diamants, dans les années 1970 et 1980. Serge Kasanda Serkas, surnommé FMI, est aujourd’hui entre autres dans l’immobilier. Raymond Mokeni Ekopi est considéré comme un grand entrepreneur à Kisangani. Grâce à Mobutu, qui voulait lancer une nouvelle classe d’entrepreneurs en provinces. Il a possédé Crédit Boyomais, un fonds de micro-crédit, des plantations de café et se lança dans le commerce.
Les derniers des Mohicans
La destruction sauvage du tissu économique en septembre 1991, puis en janvier 1993, et ajoutée à cela la guerre (1996-2003) sont venues donner un coup d’arrêt à l’activité économique florissante dans le pays, surtout dans le secteur de l’agriculture. Conséquence : le pays est désindustrialisé et beaucoup d’opérateurs économiques ne se remettront plus de ces pillages.
Homme d’affaires bien connu et respectable, assis sur des millions de dollars d’investissements dans l’agriculture, l’agropastorale et l’industrie hôtelière depuis une quarantaine d’années, Victor Ngezayo nous avait accordé un entretien en novembre 2018 à Kinshasa. Il avait débuté son propos par nous rappeler qu’il est « le dernier survivant de la race des self-made men des années 1970 », qu’on pouvait compter sur les doigts de la main et qui ont fait la fierté de l’économie nationale. Il cita quelques noms emblématiques : Bemba, Dokolo, Kisombe…
« Ces hommes qui ont sacrifié les plus belles années de leur vie à créer de la richesse et donner du travail à des milliers de compatriotes, méritent, comme il se doit, la reconnaissance et des égards de la part de l’État », revendiqua-t-il. « J’ai beaucoup fait dans et pour ce pays. C’est moi qui ai développé l’économie de Beni, notamment grâce au café. J’ai suscité et révélé beaucoup d’hommes d’affaires qui se reconnaissent aujourd’hui en moi dans cette partie du pays… Bref, je suis la locomotive dans le Grand Nord où j’ai investi dans l’agriculture, l’agropastorale, l’hôtellerie et dans bien d’autres secteurs », nous confia-t-il. Ces hommes dont le pays pouvait s’en enorgueillir, ne devaient leur réussite sociale qu’à eux-mêmes. Partis de rien, ils étaient devenus millionnaires en dollars grâce à leur détermination et leur patriotisme. Il est intéressant de constater que le pouvoir politique avait en quelque sorte le pouvoir de vie et de mort sur les capitaines d’industrie, c’est-à-dire le pouvoir de les faire et les défaire. Tout est donc dans la vision politique.