Les Journées du patrimoine révèlent les archives de l’écrivain antillais, que la Bibliothèque nationale de France souhaite acquérir.
L’événement est majeur. Et public. Puisque les Journées du patrimoine donnent la possibilité de voir au ministère de la Justice les 19 et 20 septembre quelques-unes des plus belles archives du poète et penseur antillais Édouard Glissant (1928- 2011 ) déclarées “trésor national”, par un arrêté ministériel du 28 novembre 2014 qui leur garantit ainsi protection et unité. Le Discours antillais, le Traité du Tout-Monde, parmi tant d’autres écrits fondateurs, font partie de ces biens culturels “présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie”. Encore faut-il le faire savoir haut et fort. C’est pour attirer l’attention des mécènes qui pourraient l’aider à l’acquérir, que la Bibliothèque nationale de France – à l’origine de la proposition du corpus à la commission des Trésors nationaux – organise au lendemain des journées une présentation de quelques pièces exemplaires lors d’une cérémonie officielle le lundi 21 septembre, jour anniversaire de la naissance de l’écrivain en présence d’une importante délégation de Martinique, où Édouard Glissant vit le jour.
Fiertés nationales
Que le ministère de Christiane Taubira accueille l’événement n’étonne pas de la part de la femme de culture engagée et passionnée. Que l’inventeur du “Tout-Monde,” auteur du manifeste Quand les murs tombent cosigné en 2007 avec Patrick Chamoiseau qu’il est urgent de relire aujourd’hui (éd. Galaade), soit déclaré Trésor national peut-il encore faire grincer des dents quant à son combat anticolonial ? Cette distinction du ministère de la Culture et de la communication marque plutôt une avancée, et peut-être même une étape en acte de la pensée de Glissant : “Nous nous sommes levés pour que les histoires nationales s’ouvrent aux réalités du monde. Pour qu’aussi les mémoires nationales verticales puissent s’enivrer du partage des mémoires. Pour que les fiertés nationales puissent s’alimenter à la reconnaissance des ombres comme des lumières de leur histoire.”
Des années cinquante à sa mort, ces manuscrits, dossiers, les fameux cahiers de brouillon auxquels Édouard Glissant vouait un vrai attachement, ses correspondances avec Aimé Césaire, Michel Leiris, J.-M.-G. Le Clézio, mais encore Yves Bonnefoy sont de toute importance pour les chercheurs. Glissant avait commencé le classement de ses archives avec un étudiant, Raphaël Lauro, qui préparait une thèse (achevée depuis) sur son œuvre, et l’a poursuivi selon ses vœux après sa mort. Le dynamisme de l’Institut du Tout-Monde qui fait vivre sa pensée, le soutien de nombreux amis, a favorisé la postérité glissantienne. Surtout, ses ayants droit ont réussi à ce que ne se disperse pas ce trésor, qui est à la fois martiniquais, français et universel, au regard de l’importance de la pensée de Glissant à l’étranger, et notamment aux États-Unis où il a longtemps enseigné en Louisiane et à New York. C’est ainsi que le manuscrit de son premier roman La Lézarde, prix Renaudot 1958, a été acquis par la Beinecke Library de l’université de Yale.
Nations-relation
“Ce n’est pas parce que les identités-relation sont ouvertes qu’elles ne sont pas enracinées. Mais la racine n’est plus une fiche, an chouk, elle ne tue plus autour d’elle, elle trace (qu’on le veuille ou non, qu’on l’emmuraille ou qu’on la conditionne) à la rencontre d’autres racines avec qui elle partage le suc de la terre. Comme il y a eu des États-nations, il y aura des nations-relation. Comme il y a eu des frontières qui séparent et distinguent, il y aura des frontières qui distinguent et relient, et qui ne distingueront que pour relier”, lit-on encore dans Quand les murs tombent.
Cette actualité culturelle, en ces temps de repli, est symboliquement forte. De leurs institutions les plus “classiques”, les Français auraient tort de penser qu’elles sont figées. Il faut relire le discours d’Amin Maalouf à la réception de Dany Laferrière à l’Académie française, pour prendre conscience de l’importance, pour le fameux “rayonnement” de la France, des créateurs francophones qu’elle accompagne, avec ou sans carte d’identité, dans le fameux mouvement du donner recevoir, et de la créolisation du monde selon Glissant. Lire et relire l’auteur de Poétique de la relation est, outre la beauté du style, un puissant outil de reflexion de notre temps.
“Ce n’est pas parce qu’une communauté accueille des étrangers, consent à leurs différences, même à leurs opacités, qu’elle se dénature ou risque de périr. Elle s’augmente au contraire, et se complète ainsi. Elle donne de l’éclat à ce qu’elle est, à ce qu’elle a, comme à ce qu’elle devient, et elle offre cet éclat qui de s’offrir reçoit. Dans les histoires des sociétés, aucun métissage n’a donné lieu à dégénérescence, des Gallo-Romains aux Brésiliens. Et pas une des créolisations survenues dans le monde n’a conduit à l’effacement pur et simple d’une de ses composantes.”