GOMA au Nord-Kivu et Kalungu au Sud-Kivu. Lorsque quatre hommes d’affaires (chefs d’entreprise) ont été surpris en train de tenter de soudoyer un travailleur de Mercy Corps, l’un des plus grands opérateurs d’aide humanitaire dans l’Est de la République démocratique du Congo, avec des sacs d’argent en novembre 2018, cela a choqué leurs collègues. L’enquête ouverte par l’ONG internationale a mis à jour une escroquerie à grande échelle (à plusieurs niveaux) qui siphonne l’argent destiné aux personnes plus vulnérables de la RDC à travers l’aide humanitaire. Certains responsables humanitaires évaluent cette escroquerie à des millions de dollars.
Le système d’escroquerie était connu des organisations humanitaires, fin 2018, mais c’est maintenant qu’il est dénoncé publiquement, pour la première fois, après une enquête de plus de neuf mois réalisée par The New Humanitarian (TNH). Le réseau qui implique des travailleurs humanitaires corrompus, des chefs d’entreprise et des dirigeants communautaires, se greffent sur les programmes humanitaires phares d’intervention rapide. En guise de programmes, il s’agit du principal mécanisme d’aide aux personnes déplacées en RDC. Chaque année, dans le cadre de ce mécanisme, des centaines de millions de dollars d’aide internationale y sont consacrés.
« Sans fondement »
Après l’incident de novembre 2018, Mercy Corps a ouvert une enquête interne. Après près d’un an d’investigation, l’enquête a montré que cela n’était pas un fait isolé et nouveau. Probablement, les autres programmes d’intervention rapide qui utilisent les directives de l’ONU, sont aussi concernés depuis plusieurs décennies.
TNH a alors décidé de mener sa propre enquête. Après avoir obtenu des documents et interrogé plus des employés de Mercy Corps, des chefs d’entreprise, des responsables de l’aide et des bénéficiaires, l’enquête montre que quelque 639 000 dollars sont partis en fumée en seulement quelques mois, dont 65 000 dollars venant du Conseil danois pour les réfugiés.
TNH conteste les conclusions de l’enquête interne de Mercy Corps. Elle trouve qu’elles sont « sans fondement ». Un haut cadre de Mercy Corps qui a participé à l’enquête et ayant requis l’anonymat, a confié que les autres organismes d’aide faisant partie du programme « Réponse rapide au mouvement de population » (RRMP) ont perdu 6 millions de dollars en environ deux ans. Ce chiffre ne figure pas dans le rapport d’enquête final de Mercy Corps/RDC. En fait, comment fonctionne le réseau d’escroquerie de l’aide humanitaire ? Quand un conflit ou une catastrophe naturelle se produit, les organisations d’aide humanitaire reçoivent des rapports des dirigeants des communautés locales. Très souvent, ils amplifient le nombre de personnes déplacées. Des chefs d’entreprise versent alors des pots-de-vin aux travailleurs humanitaires corrompus pour enregistrer des centaines de personnes supplémentaires qui ne sont pas en réalité des déplacées. Et les paiements qui en découlent sont répartis avec les dirigeants locaux.Sur les 19 travailleurs humanitaires de Mercy Corps soupçonnés d’être impliqués dans cette pratique, certains utilisaient l’argent de l’escroquerie à l’achat de nouvelles voitures, lunettes Armani, et iPhones, selon plusieurs de leurs collègues qui ont parlé à TNH. L’un d’eux a même commencé à construire un hôtel, selon les dires de ces collègues. Pourtant, des personnes déplacées dans les guerres sans fin du Congo disent du bien du projet RRMP. « À penser que l’aide était là, et que les gens volaient…, c’est affreux », a déclaré Mirindi Basiraye, le chef d’un groupe de déplacés à Kalungu, une localité du Sud-Kivu.
D’habitude, les travailleurs humanitaires consciencieux savaient qu’il existait la « corruption à petite échelle » entre des travailleurs humanitaires et des bénéficiaires de l’aide. Mais ils ont été stupéfaits au vu de la complexité de l’escroquerie et de la collusion entre les différentes parties découvertes. Aussi, incitent-ils souvent les organisations de la lutte contre la fraude à demander des réformes majeures sur le fonctionnement des organisations humanitaires en RDC.
Le système de fraude, en place depuis environ 25 ans, montre que l’aide humanitaire au Congo n’est plus seulement une bouée de sauvetage pour ceux qui fuient les conflits, mais c’est aussi une occasion pour les courtiers d’électricité locaux, les chefs d’entreprise et les travailleurs humanitaires des ONG internationales et locales de tirer grand profit de ces guerres sans fin dans le pays.
« Crise de niveau 3 »
En 2018, quand on découvre l’escroquerie organisée, la situation humanitaire du Congo était classée comme une crise de « niveau 3 », soit la plus grave qu’il soit dans la classification, mettant ainsi le pays au même niveau que la Syrie et le Yémen. TNH souligne que peu d’efforts ont été faits pour identifier les vrais et les faux déplacés parmi les personnes enregistrées, ainsi que pour savoir où atterrissaient réellement les millions de dollars d’aide dans le cadre des programmes d’intervention rapide.
Bref, la maffia s’était déjà incrustée profondément dans le secteur humanitaire depuis des décennies, et les chefs d’entreprise y jouent un rôle clé. Dans le cadre de l’enquête de Mercy Corps, certains ont fait allusion à neuf autres organismes d’aide impliqués dans les programmes d’intervention rapide, hormis Mercy Corps et le Conseil danois pour les réfugiés.
À la suite de la révélation de la maffia en 2018 dans le cadre des programmes de Mercy Corps, les organismes d’aide ont décidé de mutualiser leurs forces en mettant en place un groupe de travail antifraude.
E
t grâce à un financement de 200 000 euros de l’Agence d’aide gouvernementale britannique (DFID), la même qui a financé le RRMP jusqu’à sa fin en 2019, ils ont commandé une étude opérationnelle aux fins de jauger le niveau d’intégrité des humanitaires au Congo. Une version préliminaire de 70 pages, distribuée aux organismes d’aide et consultée par TNH, ne prend pas position sur les conclusions de l’enquête de Mercy Corps. Mais elle décrit seulement bon nombre de mêmes stratagèmes : rapports exagérés de déplacements, collusion entre travailleurs humanitaires et communautés locales, distributions d’aide aux faux bénéficiaires…
Mercy Corps a remercié ses travailleurs présumés corrompus. Trois d’entre ont déclaré à TNH qu’ils ont depuis rejoint d’autres ONG internationales. Pour TNH, cela témoigne de l’ampleur « particulièrement frappante » de collaboration et de collusion présumées. Dans le cadre de son enquête interne, Mercy Corps dit avoir interrogé plus de 220 travailleurs, chefs d’entreprise, dirigeants locaux, bénéficiaires et miliciens qui ont fourni des détails sur le système de fraude dans l’exécution des programmes d’intervention rapide.
Introduit en RDC en 2004, le RRMP s’est avéré bien adapté au Congo, où la violence soudaine prend souvent de court les ONG d’aide. Plusieurs mécanismes d’intervention rapide ont été créés au fil des ans, dont le financement est estimé actuellement à plus d’un milliard de dollars par an. « La manipulation des listes des bénéficiaires est vraiment courante dans le secteur », a déclaré Oliver May, ancien chef de l’unité antifraude d’Oxfam. « Ce qui est particulièrement frappant ici, c’est l’ampleur de la collaboration et de la collusion qui a été alléguée. Ces ONG aident les personnes qui ne sont pas réellement dans le besoin. » La fraude a eu lieu dans différentes parties de l’Est du Congo, ont décrit les enquêteurs, mais son centre de gravité est Minova, une petite plaque tournante commerciale au Sud-Kivu, l’une des provinces les plus déchirées par le conflit armé au Congo. Minova et la localité voisine de Kalungu abritent également des milliers de personnes déplacées, qui vivent dans des camps ou des maisons des familles d’accueil souvent aussi pauvres que leurs invités.
Goma et ses réseaux
Cependant, la ville de Goma où s’entrelacent les intérêts commerciaux et où les organisations humanitaires ont pignon sur rue, est le lieu idéal pour les fraudeurs de l’aide humanitaire. Six des hommes d’affaires impliqués dans cette maffia, ont confié à TNH, tirer des niveaux des bénéfices variables. Tous ont dit que les pots-de-vin et la location des cartes d’électeur sont les deux éléments clés de l’escroquerie humanitaire. Ils en tirent plus d’argent qu’ils ne le gagneraient en faisant normalement les affaires.
L’enquête de TNH révèle également que les chefs d’entreprise et les travailleurs humanitaires ne sont pas les seuls à en bénéficier. L’argent est souvent partagé avec des dirigeants communautaires influents et même des groupes armés, générant un intérêt constant pour la manipulation de l’aide à tous les niveaux. « L’une de nos hypothèses sur les raisons pour lesquelles cela n’est pas sorti plus tôt est que beaucoup de gens en bénéficiaient probablement d’une manière ou d’une autre », a déclaré un haut responsable de Mercy Corps, qui a demandé à ne pas être cité.
Il faut dire que Mercy Corps avait pris un risque en 2018, en alertant les autres ONG internationales citées dans ce scandale. « Nous voulions qu’elles soient conscientes et qu’elles puissent se pencher à leur tour sur ces questions », avait déclaré Elmer, la directrice pays à TNH. C’était inhabituel car les organisations humanitaires ne sont pas tenues de signaler la fraude, sauf aux donateurs. Mais cela a permis de mutualiser les efforts dans le cadre du groupe de travail antifraude.
Rapport final attendu
« Les organisations humanitaires gèrent les mêmes communautés depuis des années », a déclaré François Grünewald, le directeur de l’URD, un groupe de réflexion indépendant basé en France. Le groupe analyse les pratiques et les politiques dans le secteur humanitaire. « Les gens savent comment jouer avec le système, ils le savent par cœur. Les cas comme celui-ci sont-ils le point de départ pour le changement ? »
L’UNICEF, qui était le gardien du RRMP, a récemment lancé un audit de plusieurs ONG impliquées dans le programme. Le Covid-19 a quelque peu ralenti cet audit dont le rapport final est attendu en octobre prochain. Pour certains responsables de l’aide, cet audit arrive en retard. Les enquêteurs new-yorkais de l’organe de surveillance interne de l’UNICEF (OIAI) ont mené une enquête en mars 2019.
Edouard Beigbeder, le représentant de l’UNICEF, a déclaré à TNH en février dernier qu’ils n’avaient pas communiqué leurs conclusions à son équipe au Congo. Difficile donc pour lui de confirmer si le fléau était seulement limité à Mercy Corps ou il est systémique. Pourtant, un porte-parole de l’UNICEF a bien indiqué que l’OIAI avait travaillé avec le bureau du Congo pour évaluer l’enquête de Mercy Corps.
Des responsables de l’aide et des donateurs ont déclaré à TNH que la décision de réduire les fonds était liée à la fraude découverte et à la lenteur de la réponse de l’UNICEF. Ce qu’Edouard Beigbeder a réfuté, en faisant remarquer que le programme devait « se réinventer » après avoir perdu une partie de son efficacité.
Le groupe de travail a permis de lever un pan du tabou autour de la corruption au sein des organismes d’aide, qui sont réticents quand il s’agit d’échanger des informations à même d’aider à lutter ensemble contre le fléau. Le groupe de travail recommande que davantage d’argent soit versé dans la lutte contre la corruption.