Qui n’a jamais entendu parler de l’urine comme « du meilleur des engrais » ? Qui ne s’est jamais vu conseiller par un jardinier d’aller arroser une partie de ses plantations ? S’il est trop tôt pour parler de « nouvel or vert », l’urine est tout de même en passe d’acquérir un nouveau statut. Passant de celui de déchet à celui de ressource pour se retrouver au coeur de la transition écologique. L’urine que chacun d’entre nous produit à raison d’un litre et demi par jour, recèle en effet de l’azote, du phosphore et du potassium, trois nutriments indispensables à l’agriculture. On l’a oublié mais au XIXe siècle, ce sont les effluents des Parisiens qui, grâce à un système de collecte, fertilisaient les champs de la couronne parisienne. Cette économie circulaire a disparu au siècle suivant avec la généralisation du tout à l’égout et l’avènement de la chimie et des engrais de synthèse.
Si le mouvement a été comparable dans la plupart des grandes villes du monde, les choses changent. Après les pays du Nord de l’Europe dans les années 1990, la France s’empare désormais du sujet. « L’utilisation de l’urine permet de réduire la consommation d’énergie pour la production d’engrais et la dépollution des eaux. C’est une approche circulaire très cohérente avec les efforts que l’on doit faire pour répondre aux enjeux du changement climatique », résume Bruno Tassin chercheur au Laboratoire eau environnement et systèmes urbains (Leesu).
Nutriments utiles
Se débarrasser des urines via nos chasses d’eau inflige une triple peine à l’environnement. D’abord en gaspillant de l’eau potable. Ensuite en se débarrassant de nutriments utiles à nos sols et en produisant des engrais industriels. L’azote est produit par synthèse chimique consommatrice d’énergie. Le potassium et le phosphore proviennent de l’extraction minière. « L’Europe est très dépendante du phosphore qu’elle importe presque entièrement et l’a classé comme une ressource critique », insiste Fabien Esculier, auteur d’une thèse très remarquée sur le système alimentation-excrétion et animateur du programme Ocapi ( Optimisation des cycles carbone, azote et phosphore en ville ). Le plus dommageable ce sont enfin les rejets dans les cours d’eau de l’azote non traité par les stations d’épuration.
Dans le cadre de son 11e programme qui court jusqu’en 2024, l’Agence de l’eau Seine Normandie (AESN) finance désormais toutes les expérimentations de séparation de l’urine à la source à hauteur de 80 %. « L’agglomération parisienne rassemble une population très importante en augmentation, et ‘repose’ sur le plus petit des principaux fleuves français dont le débit va diminuer avec le changement climatique. Le défi est de parvenir à limiter les rejets d’eaux usées pour maintenir la qualité de la Seine. Comme il est difficile de freiner l’augmentation de la population, la séparation à la source de l’urine est un moyen de limiter ces rejets », explique Sarah Feuillette, chef du service planification évaluation et prospective de l’Agence de l’eau Seine Normandie.
Convaincre les consommateurs
A Paris, les 600 logements du futur quartier Saint-Vincent-de-Paul devraient ainsi bénéficier d’un système de récupération de l’urine à la source. L’urine est en effet très peu facteur de maladies contrairement aux matières fécales. Le principal problème est qu’elle reste aujourd’hui considérée comme un déchet. « Nous faisons découvrir le sujet aux différents ministères en nous appuyant sur ce qui a été fait à l’étranger », explique Pascal Harder, conseiller technique à la Mairie de Paris. La Suisse a ainsi officiellement autorisé l’an dernier la mise sur le marché de l’Aurin, un engrais à base d’urine concentrée produit par la société Vuna, un spin-off de Eawag. Cet institut de recherche sur l’eau a installé dès 2010 des toilettes à séparation de l’urine que Vuna a pour objectif de valoriser. Elle a mis au point un procédé pour lui ôter toute odeur, éliminer les résidus médicamenteux et la concentrer grâce à un processus de distillation. « Aurin a été autorisé en 2015 pour les plantes ornementales. Depuis trois ans, nous avons perfectionné le procédé et amélioré la qualité en prouvant qu’il n’existait plus aucune trace de médicament. Nous avons obtenu l’autorisation définitive en mars 2018 », précise Bastian Etter, le président de Vuna.
Encore faut-il convaincre les agriculteurs d’utiliser l’urine comme engrais. En 2017, une étude baptisée Agrocapi menée dans le cadre du projet Ocapi a été très positive avec une « efficacité des urines brutes ou traitées… proche de celle d’un engrais minéral » et « une assimilation de l’azote supérieure à un engrais organique classique comme le lisier bovin. » L’Inra poursuit depuis les essais en plein champs à partir d’une collecte réalisée via les urinoirs secs de l’école des Ponts Paris Tech. Il faudra ensuite convaincre le consommateur. Le programme Ocapi organise d’ailleurs fin novembre une dégustation de pain produit à partir de ces céréales.
Résidus médicamenteux
Sous réserve d’un changement profond, Fabien Esculier estime ainsi possible que l’agglomération parisienne puisse se passer d’azote chimique à l’horizon 2050 : « Dans ce scénario prospectif, c’est l’ensemble du système alimentaire et de gestion des excréments qui aurait évolué. Les deux tiers des bâtiments seraient équipés de séparation à la source de l’urine et les habitants auraient adopté une alimentation faisant moins appel aux animaux et produisant moins de déchets azotés. Enfin, les surfaces nécessaires pour alimenter la population seraient divisées par deux, principalement du fait d’une alimentation plus végétale. »
Il reste pourtant encore bien des obstacles à surmonter pour généraliser la réutilisation de l’urine. Les résidus médicamenteux inquiètent notamment en Allemagne, un pays pionnier de la réutilisation de l’urine humaine et qui a mis le pied sur le frein. Un avis de l’OMS datant de 2012 reste prudent sur le sujet et l’agriculture biologique interdit d’ailleurs son usage. « Les urines issues de l’élevage et notamment le lisier de porc contiennent pourtant 15 fois plus de résidus médicamenteux que l’urine humaine », répond Benjamin Clouet, fondateur de la société Ecosec.
Le juge de paix sera peut-être celui du modèle économique. Faute d’en avoir trouvé un, la Suède pionnière de cette approche dans les années 1990 a stoppé ses efforts. Jusqu’à présent, les grands opérateurs de l’eau ne s’y sont guère intéressés. Si Suez a mis au point un procédé, Phosphogreen, pour récupérer le phosphore des boues de stations d’épuration, le groupe n’a pas de projet autour de l’urine. Quant à Veolia, qui avait mené un projet sur le sujet à Berlin, le groupe n’a pas poursuivi. « Si les grands opérateurs ne voient pas encore le modèle économique, plusieurs grands promoteurs immobiliers sont sensibles à cette idée et l’on voit plusieurs projets émerger. Des approches au cas par cas sur des projets de ZAC ou équivalent pourraient émerger, ce qui nécessite de réfléchir dès le début à des filières », prédit Bruno Tassin.