AUJOURD’HUI, la gouvernance des États modernes est proche de celle des entreprises privées, comme les multinationales. Il y a tout de même un paradoxe : à la fois on croit à la vocation économique de la RDC dans le monde et d’un autre côté on a une gestion de prédation Comment faire pour ne pas être anéanti ? D’une certaine façon, la RDC qui a la configuration d’un État commerçant, a besoin d’être géré autrement pour jouer pleinement en entièrement le rôle de la locomotive du développement intégral du continent africain.
Il y a des questions que l’on doit poser et que l’on doit se poser pour sortir de ces incertitudes politiques. Comment dire ? La RDC a-t-elle besoin de profils (des dirigeants) incarnant la vision continentale du pays ou d’individus portés par leurs propres intérêts ? Ce genre de questions a été entendu cent fois. La réponse est venue par Laurent-Désiré Kabila, ancien président de la République, qui a dit qu’il fallait avant tout délivrer les Congolais de la dépendance pour qu’enfin ils aient la conscience de l’avenir de leur pays, donc le bonheur.
C’est la première fois, après Patrice Emery Lumumba, qu’on entendait parler un dirigeant aussi franchement, parler selon la vérité. L’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) qui l’a porté au pouvoir d’État à Kinshasa le 17 mai 1997, représentait à ses yeux un « conglomérat d’aventuriers et d’opportunistes… », et il prenait la rébellion du Rassemblement des Congolais pour la démocratie (RCD) pour une « kermesse des gens inutiles et corrompus… ». Parole de prophète ? À n’en point douter, la sentence s’applique à toute la classe politique nationale ou presque. Passons…
Dressons un bilan courageux
Nous ne devons pas avoir peur ou avoir honte de dresser un bilan courageux et sans complaisance de notre propre histoire politique. Un bilan qui récuse aussi bien l’autosatisfaction facile, le narcissisme béat, que l’utopie trompeuse, le fatalisme inhibiteur ou le défaitisme coupable.
À la Conférence internationale de Berlin de 1885, les puissances du monde avaient une philosophie politique et une vision économique pour l’État indépendant du Congo (EIC). Ce qui justifiait, d’après elles, le « devoir de colonisation ». Joseph K-Zerbo, l’un des grands historiens africains avait déclaré au Symposium international de Kinshasa sur « L’Afrique et son avenir » que la réalité devant nos yeux, « c’est une conscience africaine schizophrénique, écartelée au carrefour de l’Histoire, et qui s’installe dans cet écartèlement ».
Or l’écartèlement, dit-il, est un supplice du Moyen-Age européen qui n’arien à voir avec le développement. Bien au contraire ! Mettre en pièces un condamné, en le faisant tirer aux quatre membres par quatre forts chevaux, ne saurait développer l’intéresser. Or, c’est notre situation réelle. Pouvons-nous l’accepter plus longtemps ?
Cette question trouve place juste entre la conscience et le développement. Nous avons à choisir en permanence entre une route et le gouffre, naturellement en nous référant à la morale ancestrale (le choix entre le bien et le mal) qui n’est pas d’ailleurs très différente de la morale chrétienne. Ne l’oublions pas, le grand philosophe Hegel a qualifié l’Afrique en une sentence célèbre comme « le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’Histoire Consciente est enveloppé dans la couleur noire de la Nuit ». Nous en sommes là aujourd’hui.
D’après Joseph Ki-Zerbo, la conscience historique suppose une histoire vécue : une existence qui se présente donc comme le socle de la conscience. Ce n’est pas par hasard que les révolutions matérielles, industrielles par exemple, ont été accompagnées par la pensée réflexive des philosophes qui traduisaient dans le système critique des concepts, les exigences de la vie pratique de leurs sociétés. Bref, la conscience, c’est l’existence responsable.
Sortir de la mentalité de rentiers
Le passé glorieux doit nous illuminer et nous réchauffer, car il nous démontre que de grandes choses sont possibles puisqu’elles ont été déjà réalisées, selon la maxime des scolastiques (Ab actu ad posse, valet illatio). Il nous faut sortir de la mentalité de rentiers qui est incompatible avec une conscience historique authentique. Il nous faut aussi regarder en face le présent et l’avenir. D’ailleurs, les épreuves font partie de l’intime de l’homme.
Comment assumer nos responsabilités à l’égard de ce passé qui semble à jamais aboli ? Comment répondre du passé et le reprendre à notre compte ? La première étape, c’est évidemment de le reconnaître, de l’explorer comme un domaine qui est nôtre, comme la partie la plus motrice de nous-mêmes. Selon Ki-Zerbo, la conscience d’une histoire dépasse la science, mais la suppose.
Pouvons-nous rendre le passé utile, mobiliser le passé utile, l’exploiter comme une mine de cuivre, de pétrole ou d’uranium, par la force de notre esprit ? Tel est le fond du problème. Beaucoup de peuples, chinois, japonais, européens et autres, nous le démontrent, car le patrimoine historique pour eux est une source et une ressource constantes. Il ne s’agit pas de réciter notre passé ni de traîner notre histoire comme une remorque parmi d’autres impedimenta qui cloueraient au sol notre conscience. Il s’agit de nous l’approprier de nouveau par la réflexion et par la décision, grâce à la coresponsabilité verticale dans le temps avec ceux d’avant, et horizontale dans l’espace avec nos contemporains.
Qui dit émergence ou développement, dit projection et prospective. Et il n’y a pas de terme qui se marie mieux avec développement que le terme conscience. Avant 1960, la conscience collective ou historique était surtout nationaliste (Nasser, N’Krumah, Lumumba, Sekou Touré…). Elle était antagoniste dans l’espace, contre le colonisateur. Mais de plus en plus cette conscience devient conflictuelle, antagoniste à l’intérieur du corps social lui-même, et cela au moment où certains dirigeants continuent à désigner l’extérieur comme le responsable de tous les maux.
Le portrait-robot du Congolais
Quelle est notre situation aujourd’hui ? Que voulons-nous devenir demain ? Le présent est entre nos mains comme la seule réalité, mais qui, d’une part, meurt et, d’autre part, jaillit comme passé et futur imminents. Le présent est tout mais il n’est rien. C’est en tout cas un outil qui peut forger l’avenir, lieu de tout dessein collectif.
Or, trop souvent, la caractéristique du Congolais d’aujourd’hui, c’est qu’il s’investit à 100 % dans le présent, sans regard sur le passé, sans augurer de l’avenir, porté qu’il est par tous les courants du jour, par les vents dominants. Mais ne dramatisons pas outre mesure. Le simple fait d’une conscience malheureuse peut constituer en lui-même un espoir. N’éteignons pas la mèche qui fume encore, d’autant que la conscience possède un pouvoir séminal qui peut se réveiller après des siècles d’un sommeil fossile.
Beaucoup pensent que la stratégie du sursaut suppose automatiquement la rupture. En effet, la rupture n’est pas une fin en soi. Rompre sans savoir ce qu’on veut devenir ni si l’on peut s’en forger les moyens, ce n’est pas de la prospective stratégique mais plutôt du volontarisme infantile comme pour reprendre l’expression de Joseph Ki-Zerbo. D’où les impasses structurelles que l’on constate dans bien des cas aujourd’hui.
La personnalité du Congolais restera mythique et n’entrera pas dans l’histoire tant qu’un projet de société à la mesure du temps présent et de demain ne sera pas initié par les Congolais eux-mêmes. Le nouveau système que tout le monde appelle de tous ses vœux doit partir des évidences selon lesquelles aucun pays africain aujourd’hui n’a une surface de puissance économique ou militaire valable pour le XXIe siècle et aucun ne peut prospérer dans un environnement de misère.
En effet, l’histoire marche sur deux pieds : la nécessité de la créativité, la prégnance et la liberté, la pesanteur et la grâce. Notre histoire est en partie naturelle, et à ce titre, nous ne pouvons lui commander qu’en lui obéissant en partie. Il ne s’agit donc pas d’une gesticulation verbale, d’une masturbation intellectuelle stérile, mais de se coltiner la réalité pour la féconder.
Les maigres performances économiques ou autres réalisées par notre pays, quelles que soient leurs options après la rupture juridique de 1960, doivent nous convaincre qu’il y a des conditions objectives à la rupture, et que celle-ci n’a pas la priorité d’urgence, même si on lui accorde une priorité logique. Ce n’est pas par hasard que Hegel en parlant de l’Afrique Noire écrit : « Il n’existe pas ici un but ».
La volonté politique, affaire de tous
Le plus urgent c’est, devant la montée des périls, de s’assigner des buts, d’inventer le futur et de le concrétiser par la volonté politique. Celle-ci d’ailleurs n’est pas l’affaire des seuls politiciens, mais aussi de tous les groupes responsables et conscients qui en tant que société civile peuvent frayer leur chemin à la rencontre de leur liberté.
Songeons à tous les siècles de lutte qu’il a fallu aux paysans, aux penseurs, aux artisans et ouvriers, aux bourgeois et aux prolétaires du Nord pour imposer une nouvelle volonté politique à leurs pays. Non, la volonté politique n’est pas un « deus ex machina » qui viendrait monter pour nous un scénario de salut. Elle est forgée par des groupes alliés pour ouvrir des portes closes, pour désenchaîner Spartacus et Prométhée.
D’où la lourde responsabilité des intellectuels, ces spécialistes de l’idéologie, des cadres professionnels et ouvriers, mais surtout des dirigeants qui doivent avant tout libérer la parole paysanne. Bon nombre de dirigeants africains sont maintenant conscients de ce devoir qui rejoint d’ailleurs leur intérêt. En effet, le silence funèbre qui plane aujourd’hui sur le continent africain parce que la parole publique est souvent confisquée, ne présage rien de bon, car il masque, il occulte le tumulte amer et orageux des consciences.
Un sage africain a dit un jour qu’un peuple muet n’est pas apte au développement. Ce qu’il faut, c’est décider les dirigeants faute de diriger les décideurs comme le font parfois aujourd’hui certains experts étrangers. Or, bon nombre de dirigeants africains comprennent aujourd’hui qu’on ne peut pas tenir indéfiniment les peuples juste au-dessous du seuil de la strangulation. Il faut lâcher le peuple avant qu’il ne soit devenu enragé.
Le point d’application et le cadre le plus urgent de cette volonté politique, c’est l’unité. Sans l’unité, notre indépendance risque de devenir une souveraineté de comptoir, et notre pays une vaste zone de réserves pour safaris, périmètres miniers, supermarchés, nous-mêmes étant assimilés plus ou moins à la faune ambiante parce qu’incapables de prendre en mains notre propre destin commun.
Soyons francs. Et reconnaissons que si l’on donnait notre pays à certains pays américains, asiatiques, européens, ils le transformeraient rapidement en une super puissance. Or, objectivement, les ressources matérielles et humaines sont là pour le faire nous-mêmes. Sinon, rien n’empêchera qu’on nous enlève la RDC. La voie est là à notre portée. Elle se résume à trois mots : un projet, une volonté politique et un cadre unitaire. En dehors de cela, il faut accepter de dépérir, puis de périr. Alors, nous Congolais, soyons mûrs, soyons raisonnables, soyons responsables, soyons surtout conscients pour libérer notre avenir.
* Le point de vue exprimé dans cet article n’engage que son auteur.