Le mouvement des « gilets jaunes » a frappé de stupeur le gouvernement et, même au-delà, les élites politiques et économiques françaises. Sa désorganisation, son manque de revendications claires, de leaders qui puissent être des interlocuteurs de l’exécutif, les violences répétées contre les symboles de l’Etat et de la consommation en font un objet social mal identifié et probablement unique dans l’histoire récente de la France.
Si les racines du mouvement sont certainement multiples et complexes, culturelles et économiques – désindustrialisation, fracture territoriale, manque de représentativité démocratique, crise des corps intermédiaires… -, une partie au moins du mouvement prend sa genèse dans la crise de 2008. C’est en tout cas ce que l’on peut conclure de l’analyse des statistiques de l’Insee.
Entre 2008 et 2016, l’année pour laquelle les dernières données sont disponibles, le niveau de vie médian, c’est-à-dire celui qui partage la population française en deux, a stagné. Pire, les plus pauvres se sont appauvris, puisque les 10 % les moins aisés de la population ont vu leur niveau de vie reculer de 270 euros entre l’ année 2008 et l’année 2016, soit 2,4 %, les familles monoparentales étant les plus touchées.
Les actifs, premiers touchés
Mais les ménages les plus riches ont aussi subi les conséquences de la crise. Les 5 % des Français les plus aisés ont vu leur niveau de vie baisser de 1.810 euros entre 2008 et 2016, ce qui constitue un recul de 3,7 %. De la même façon, quand on regarde le niveau de vie médian par profession, entre 2008 et 2016, les agriculteurs, les artisans, les commerçants, les cadres et les employés vivent avec moins.
C’est clair : le niveau de vie médian des actifs a baissé depuis la crise. Ceux qui travaillent ont moins qu’il y a dix ans.
Sans compter que les dépenses pré-engagées, c’est-à-dire le loyer, les factures de téléphone, eau et électricité ou encore la cantine ont grimpé depuis trois décennies et qu’elles représentent 61 % du revenu disponible du quart des ménages les plus pauvres, contre 23 % pour les 25 % des ménages les plus aisés. L’unique catégorie dont le niveau de vie a grimpé, ce sont les retraités. Certes, les statistiques ne disent pas tout : certains Français ont pu voir leur niveau de vie s’élever, en fonction de l’évolution de leur carrière par exemple. Mais il s’agit d’un mouvement marginal. Certes, il est probable que les années 2017 et 2018 fassent apparaître une hausse des revenus de certaines catégories de Français.
La croissance a été forte l’an passé tout comme les créations d’emplois, alors que l’inflation est restée faible. Cette année, aussi, la croissance, même moins élevée, a permis de nourrir un peu les hausses de salaire. Il n’empêche : pendant huit ans, entre 2008 et 2016, la majorité des Français s’est appauvrie.
Les impôts ne sont pas pour rien dans cette baisse du niveau de vie. Selon l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) , les prélèvements obligatoires sur les ménages étaient, sur l’année 2017, supérieurs de 52,5 milliards à ceux de 2010, en comptant seulement l’effet des mesures nouvelles prises par les gouvernements successifs.
En revanche, le niveau des prélèvements obligatoires sur les entreprises était, lui, quasiment inchangé par rapport à 2010, grâce à la mise en place du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et aux baisses de charges sociales du pacte de responsabilité de François Hollande. En clair, les ménages ont financé la baisse du déficit public et les baisses de charges sociales. Pourquoi cette différence de traitement ?
Les inégalités restent contenues
D’abord parce qu’il a bien fallu assainir les finances publiques, même si la question de l’opportunité de le faire trois ans seulement après la crise reste posée. L’Etat providence français a permis de passer la crise moins mal que chez nos voisins grâce aux prestations sociales, qui jouent le rôle d’amortisseurs au moment du choc. Il a aussi largement permis de contenir les inégalités qui ont très peu augmenté en France par rapport à tous nos voisins. Autre différence avec nos voisins, si le chômage a explosé, les salaires ont continué, bon an, mal an, en moyenne, à progresser. Mais ce modèle n’est pérenne que si, en période de croissance, les finances publiques se rapprochent de l’équilibre.
Ensuite parce que, dans une économie mondialisée, dans laquelle les marchandises et plus encore les services, grâce à Internet, ne connaissent plus de frontières, difficile pour un gouvernement d’obliger les entreprises sur son territoire à payer plus quand les voisins, eux, font payer moins. Les plus grosses entreprises sont ultra-mobiles et décident donc de leur implantation dans les pays en fonction de la qualité de la main-d’oeuvre, des infrastructures, des réglementations et du niveau d’imposition. D’où la course à la baisse de l’impôt sur les bénéfices. Selon l’OCDE, le taux moyen de l’impôt sur les sociétés dans les pays développés a reculé de 32,5 % en 2000 à 23,9 % en 2018. D’ailleurs, dans les solutions de sortie de crise qu’a esquissées Emmanuel Macron lundi dernier , les entreprises sont relativement épargnées.
Les ménages sont, eux, par essence, plus sédentaires, d’où la propension de l’Etat à les taxer. Seuls les plus aisés des ménages sont mobiles. La suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) est donc censée les inciter à rester ou à venir en France. En 2018 et 2019, il a fallu trouver le moyen de financer la fin de l’ISF et la double année de CICE touchée par les entreprises . La suppression des cotisations maladie et chômage a donc été décalée et effectuée en deux temps, la taxe carbone a été augmentée, le prix du pétrole a grimpé à l’été 2018… et les ronds-points de France se sont recouverts de jaune.