Emmanuel Macron a déclenché un tollé en qualifiant la colonisation de crime contre l’humanité et en proposant que des excuses soient faites à l’Algérie. Ce thème continue de gangrener les débats politiques en France, alors que d’autres pays européens ont déjà présenté des excuses à leurs ex-colonies.
«De la colonisation à la civilisation, la distance est infinie», écrivait Aimé Césaire en 1955. Il soulignait également que l’acceptation des crimes commis pour maintenir la domination coloniale ne pouvait qu’entraîner une «régression universelle» et l’«ensauvagement» de l’Europe. Si le Discours sur le colonialisme de Césaire est devenu un classique, inclus à l’occasion dans les programmes scolaires, le déni de ce que fut la colonisation continue de gangrener les débats politiques en France.
Emmanuel Macron a déclenché un tollé en déclarant que la colonisation est un crime contre l’humanité et en proposant que des excuses soient faites à l’Algérie. C’est pourtant la timidité des autres partis politiques, même traditionnellement opposés à la colonisation, à s’avancer sur ce terrain qui étonne. Car on peut inverser la proposition : pourquoi la France serait-elle le seul pays à refuser reconnaissance ou excuses, le plus souvent purement symboliques ?
La colonisation française n’a rien de spécifique, les pays européens ont largement colonisé l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie. Or, depuis une quinzaine d’années, bien des excuses et plus rarement des réparations ont été offertes pour les crimes et les spoliations de la colonisation. En 2004, les Allemands ont adressé leurs excuses aux Herero et aux Nama de Namibie (sans réparations), en 2008, l’Italie à la Libye (avec des réparations) ; en 2013, le gouvernement britannique aux victimes du colonialisme au Kenya ; en 2008, le gouvernement australien aux populations aborigènes ; en 2011, les Pays-Bas aux victimes des tueries commises en Indonésie en 1947.
Il importe de penser la colonisation comme ce qu’elle fut : une agression, suivie du déni, ou au mieux d’une restriction drastique, des droits des groupes et des individus qui devinrent pour leur malheur des sujets coloniaux. Malgré de grandes disparités entre pays colonisateurs et colonisés, et selon les époques, elle est marquée par la récurrence des mêmes formes de violences. Les périodes de conquêtes coloniales ont vu l’élimination de populations autochtones, élimination totale pour celles des Canaries ou des Caraïbes, quasi totale pour les Amérindiens ou les aborigènes d’Australie. L’esclavage et la traite – reconnus comme un crime contre l’humanité par la France – faisaient partie intégrante du fonctionnement de la colonisation française en Haïti ou portugaise au Brésil. Une fois instaurés, les pouvoirs coloniaux se sont maintenus par des politiques sanglantes. L’exploitation du caoutchouc dans le bassin du Congo a fait des millions de morts avant la Première Guerre mondiale. Le général allemand von Trotta a éliminé 80 % des Herero et des Nama entre 1904 et 1907. Les répressions françaises en Algérie, en 1945 ou à Madagascar, en 1947 ont tué plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Ces violences se sont doublées d’une exclusion de tout droit. Les groupes et les individus colonisés ont été mis hors des règles existantes de droit international, le vieux «droit des gens» lentement élaboré depuis le XVIe siècle. Et ce par la destruction de leurs formations politiques, ou par des arguties comme l’invention, à la fin du XIXe siècle, de la notion de «petites guerres» échappant par là même au droit de la guerre. Ainsi exposés, ils ont été spoliés de leurs terres, déclarées terra nullius dans les cas les plus extrêmes comme l’Australie, contraints à payer de lourds tributs et à fournir du travail gratuit, ou sous-payé et enfermés dans le statut indistinct et dégradant d’«indigènes» auquel il a semblé normal de refuser la plupart des droits politiques et sociaux existants jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. En pratique, cette exclusion s’est traduite par une liste aussi interminable qu’incohérente d’extorsions, en particulier de travail, de sévices allant jusqu’au crime et d’humiliations systématiques.
S’agit-il de crimes contre l’humanité ? Sans doute, les discriminations politiques sur lesquelles reposait la colonisation ordinaire et «pacifiée» (comme le code de l’indigénat) relevaient davantage en droit de violations des droits de l’homme civils et politiques et non de crimes contre l’humanité. D’autres relèveraient du crime d’agression ou d’attaques contre les biens plutôt que contre les personnes. Cela dit, les entreprises coloniales ont reposé sur des violences massives et organisées que la conscience contemporaine, à défaut des tribunaux, considère comme des crimes contre l’humanité. Le crime contre l’humanité est né à Nuremberg pour qualifier les crimes du nazisme contre les Juifs. Toutefois, en droit international, il a évolué jusqu’à ne plus impliquer aujourd’hui la moindre référence au nazisme. Moins restrictive que la définition française, celle du traité de Rome et de la Cour pénale internationale désigne comme crime contre l’humanité les meurtres, les exterminations, la réduction en esclavage, la déportation, la torture, les viols ou les persécutions commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque dans l’application ou la poursuite de la politique d’un Etat ou d’une organisation. Elle n’est bien sûr pas rétroactive et les historiens ne sont pas juges. Mais ils peuvent constater que la plupart des politiques coloniales relevaient d’attaques systématiques et délibérées contre des populations civiles, passant par le meurtre, plus rarement par l’extermination de certains groupes par des formes de travail contraint, par la déportation, par la torture, par le viol et par bien d’autres formes de persécutions.
La colonisation n’a, certes, pas été un processus uniforme et continu, mais elle a continuellement versé dans des crimes contre l’humanité, sans lesquels elle n’aurait pu ni s’instaurer ni se perpétuer. Elle doit à tout le moins être définie pour ce qu’elle fut : un crime.