Francis Nzuzi Lelo, professeur d’aménagement du territoire à l’université de Kinshasa

« Les projets de transfèrement et de détournement des eaux sont techniquement réalisables. Nous avons cependant des exemples à travers le monde qui ont démontré que ces projets ont occasionné des catastrophes environnementales presque irréparables »

Le Congo dispose d’un grand bassin hydrographique qui dépasse même les frontières nationales. Ce qui fait du fleuve Congo l’un des plus grands fleuves du monde. Mais, aujourd’hui, ce bassin est menacé par le changement climatique. 

Business et Finances : À quoi peut-on imputer la menace que représente le changement climatique sur les fleuve, rivières, lacs et autres cours d’eau du Congo?

Francis Nzuzi Lelo : C’est dû à l’anthropisation, c’est-à-dire l’action de l’homme sur l’environnement. La conséquence est que le fleuve et ses affluents connaissent un sérieux problème d’ensablement à cause d’une urbanisation rapide du pays et du déboisement abusif du massif forestier. Les endroits les plus profonds du fleuve mesurent actuellement 30 mètres à peine. Dans la rivière Kasaï, cette profondeur ne dépasse pas 6 à 7 m. Cette situation s’étend également aux autres rivières. Pour s’en rendre compte, pendant la saison sèche, la Société nationale d’électricité (SNEL) justifie les coupures intempestives d’électricité au niveau national et plus particulièrement à Kinshasa par la fermeture volontaire de certaines turbines du barrage hydroélectrique d’Inga et le manque d’eau…

Quel est le débit normal du fleuve Congo quand il alimente normalement le barrage d’Inga ?

Pendant la saison des pluies, le fleuve Congo débite 60 000 m3 par seconde et pendant la saison sèche, son débit chute à 42 000 m3.

Qu’en est-il des autres cours d’eau ?

Prenons le cas des rivières de Kinshasa. Il y a à peine dix ans, les rivières Kalamu, Yolo, Funa et Makelele étaient larges et profondes. Aujourd’hui, ce sont des ruisseaux qu’on enjambe pour les traverser. À long terme, on risque de connaître le même phénomène sur le fleuve et ses autres affluents. Déjà, les gros bateaux éprouvent d’énormes difficultés pour remonter le fleuve et ses affluents à cause de l’ensablement. Beaucoup de bateaux et d’embarcations échouent sur des bancs de sable.

Quelles sont les conséquences à court, moyen et long termes ?

Les cours d’eau ont un grand apport sur la pluviométrie avec le phénomène d’évaporation. Moins il y aura d’eau qui s’évapore, moins il y aura des précipitations. La première victime de la baisse des précipitations c’est l’agriculture. Avec une population estimée à quelque 70 millions d’habitants et un taux de croissance démographique de 3 %, si la courbe de la baisse des précipitations n’est pas inversée, les milieux ruraux vont moins produire et le pays risque de connaître de sérieux problèmes alimentaires.

Quelles sont les provinces les plus touchées ou les plus concernées par ce phénomène ?

Les provinces qui seront les plus touchées sont celles à climat tropical sec comme l’ex-Katanga qui aujourd’hui, à cause du changement climatique, est passé déjà à sept mois de saison sèche contre cinq mois de saison des pluies, ce qui n’était pas le cas il y a dix-vingt ans où ce rapport était de 6 mois pour chacune des saisons. Le Kongo-Central, qui est déjà sec à cause de l’influence du courant froid de Benguela verra sa situation empirer avec des périodes de plus en plus sèches. Cet assèchement est consécutif au déboisement abusif pour approvisionner Kinshasa, en charbon de bois.

Plusieurs lacs et rivières sont en voie d’assèchement et d’ensablement. Parmi eux, les lacs Tumba et Tanganyika, Kamalondo, Tshangalele, Lualaba, Kulumaziba, Lukondi et Lububu. Quelles sont les actions à envisager ?

Les cours d’eau apportent l’évaporation. Les arbres grâce au phénomène d’évapotranspiration contribuent également à la formation de précipitations. L’évapotranspiration est la quantité d’eau transférée vers l’atmosphère, par l’évaporation au niveau du sol et par la transpiration des plantes. Elle se définit par les transferts vers l’atmosphère de l’eau du sol, de l’eau interceptée par la canopée et des étendues d’eau. La transpiration est comprise comme le transfert d’eau dans la plante et les pertes de vapeur d’eau au niveau des stomates des feuilles. Un changement de végétation peut se traduire par des changements de l’évapotranspiration (moyenne ou maximale) et par des changements significatifs du cycle de l’eau et de l’engorgement du sol au niveau du plafond de la nappe superficielle. Pour faire simple, on dira : moins on aura de la végétation, moins il y aura des précipitations ; moins on aura des précipitations, moins il y aura d’eau dans les cours d’eau. Il faut que l’on prenne conscience que ces phénomènes sont liés et que l’on s’engage dans un cercle vertueux qui consiste à préserver la forêt et les rivières. Mais, en dehors de l’anthropisation (urbanisation et déforestation), les grandes rivières et le fleuve risquent de connaître une autre menace en provenance de l’Angola.

Laquelle ?

L’Angola est aux prises avec un phénomène de sécheresse dû à l’avancée du désert de Kalahari. Tôt ou tard, ce pays sera contraint d’irriguer ses rivières pour augmenter la production agricole et nourrir sa population en forte croissance démographique. Or, les grandes rivières de la rive gauche du fleuve Congo, qui l’alimentent en eaux prennent leurs sources en Angola. C’est le cas des rivières Kasaï, Kwilu, Kwango… qui drainent les ex-provinces de Bandundu et du Kasaï.

Cette menace est-elle pressante, imminente ?

Il suffit que l’Angola lance une opération d’envergure sur ces rivières pour que les deux provinces congolaises précitées connaissent un problème d’eau. Sans oublier le fleuve qui verra son débit diminuer de façon drastique. C’est le sens même de l’offensive diplomatique que mène depuis plusieurs décennies l’Égypte contre des projets d’ouvrage de captage d’eau ou de construction de barrages sur le Nil par l’Éthiopie et le Soudan. Le Caire déploie également ses émissaires dans les Grands Lacs (à Bujumbura, Kampala, Kigali et Kinshasa) pour que ces capitales ne perturbent pas la source du fleuve qui prend naissance dans les eaux de l’Est.

C’est un cas unique au monde ?

Pas du tout. C’est le cas du fleuve Tigre et de l’Euphrate en Irak. Ces deux fleuves prennent leurs sources en Turquie. Ils traversent ensuite la Syrie et l’Irak avant de se jeter dans le Golfe Persique. Plusieurs barrages ont été construits sur leur parcours, perturbant ainsi leur débit.

Le Congo a quand même une obligation de solidarité car il a pris certains engagements internationaux notamment au niveau de l’Union africaine. Comment concilier ceux-ci et éviter de mettre en danger les impératifs écologiques nationaux ?

Les projets de transfèrement et de détournement des eaux sont techniquement réalisables. Nous avons cependant des exemples à travers le monde qui ont démontré que les projets de ce genre ont occasionné des catastrophes environnementales presque irréparables. C’est le cas de la mer d’Aral dans l’ex-Union soviétique. Dans les années 1960, les eaux des fleuves Amou Daria et Syr-Daria, qui alimentaient  la mer d’Aral, une mer intérieure de 66 458 km2, ont été détournées dans le cadre d’un gigantesque projet pour irriguer d’immenses champs de coton et de riz. En moins de cinquante ans de cette exploitation frénétique, la côte d’Aral a reculé de 100 km. En 2000, sa superficie a été divisée par deux. Depuis 1960, elle a ainsi perdu 75 % de sa surface, 14 mètres de profondeur et 90 % de son volume, ce qui a augmenté sa salinité et tué quasiment toute forme de vie. Le nombre d’espèces de poissons est passé de 32 à 6. Cet assèchement est considéré comme l’une des plus importantes catastrophes environnementales du XXème siècle.

Avec le détournement des eaux de l’Ubangi vers le lac Tchad, quel risque court le fleuve Congo ?

Le fleuve Congo risque de connaître le même phénomène que la mer d’Aral.

Que faire alors pour contourner la difficulté ? 

Pour contourner cette catastrophe environnementale, les scientifiques ont proposé de lancer ce projet de captage après le barrage d’Inga. À titre de rappel, la variante A du projet Transaqua projette de prendre de l’eau à la rivière Ubangi. Mais les conséquences environnementales seront considérables. Parmi elles, il y aura la diminution du volume d’eau sur le fleuve Congo parce que l’Ubangi est l’un des plus grands contributeurs des eaux du fleuve (c’est une rivière équatoriale), la fermeture du barrage d’Inga avec la baisse du débit du fleuve et enfin la perturbation des écosystèmes. C’est pour toutes ces raisons que l’autre variante propose de prendre l’eau après le barrage. Son coût est estimé au double, voire au triple de la première évaluée entre 4 et 6 milliards de dollars.

Quelle est la contrepartie attendue par le Congo ?

À l’instar d’un être humain qui a deux poumons pour respirer, le monde en a deux aussi. Ce sont les forêts du bassin du Congo et l’Amazonie, au Brésil. Sans elles, il est impossible de capter le gaz carbonique et le monde sera asphyxié. Dans les grands forums, cette question revient sans cesse. On demande au Congo et au Brésil de protéger leurs forêts pour la survie de l’humanité. En contrepartie, le Congo et le Brésil demandent des aides pour financer des projets de développement par l’électrification, en construisant des barrages pour diminuer la pression des communautés locales sur la forêt. Au sommet de Paris, le Congo attend un signal fort et un engagement ferme de la communauté internationale. D’une part, il s’agit de poursuivre la politique de reforestation ou de reboisement et, d’autre part, de financer la construction de barrages pour diminuer la pression sur la forêt. Notre pays a déjà identifié plus de 700 sites à potentiel hydroélectrique.