À Bria, à l’est de la Centrafrique, un employé du bureau d’achat de diamant Badica décrit aujourd’hui un « secteur à plat ».
Tout comme les collecteurs, les acheteurs centrafricains et étrangers travaillent au ralenti dans cette zone ravagée par la guerre, où les pierres, découvertes pour la première fois en 1914, constituent la principale richesse et se retrouvent au cœur des enjeux de pouvoir.
La Centrafrique est pourtant suspendue du processus de Kimberley – un régime de certification de l’origine des diamants bruts – depuis mai 2013, soit deux mois après le renversement du président François Bozizé par les rebelles musulmans de la Séléka. Même si le conseil de sécurité de l’ONU semble louvoyer à décréter un embargo sur l’exportation des « diamants du sang » de Centrafrique, aucune pierre ne peut être légalement exportée. Ce qui n’est pas sans conséquences sur la situation économique du pays, miné par le conflit politico-militaire et sous perfusion des contrebandiers du diamant.
Abdoulkarim Dan-Azoumi rattrapé par le passé
Installée à Bangui, Badica est une société centrafricaine dirigée sur place par MahamatNour, l’un des frères d’un homme d’affaires prospère et autodidacte, Abdulkarim Dan Azoumi. Originaire de Bouar, dans l’ouest du pays, ce dernier a démarré dans la vente de cigarettes au détail avant de développer son business en famille dans les diamants et de fonder un groupe éponyme qui compte Badica ou encore la société aérienne Minair.
Aujourd’hui âgé de 76 ans, Abdulkarim Dan-Azoumi a quitté la Centrafrique. Selon ses proches, il s’est installé depuis près d’une année à Anvers, en Belgique, capitale mondiale du diamant où est établie sa filiale Kardiam. Loin des rives de l’Oubangui, Abdoulkarim Dan-Azoumi se retrouve néanmoins rattrapé par le passé. C’est ainsi que les locaux de sa société Kardiam ont été perquisitionnés en juin dernier à Anvers. Avant d’être épinglé dans un rapport du panel d’experts de l’ONU paru en novembre, l’accusant d’avoir contribué au financement de l’ex-Séléka. Entre Anvers et Bangui, Abdulkarim Dan-Azoumi est dans le collimateur. Mais ses circuits financiers empruntent une autre route, plus exotique, de Genève à Panama.« Il agit sur le compte, ne signe jamais d’ordre, ne laisse aucune trace nulle part ».Note d’un gestionnaire de HSBC à propos d’Abdulkarim Dan-Azoumi.
Les gestionnaires de fortune de HSBC Private Bank n’avaient cure de l’opacité, de la corruption, et des trafics en cours sur le marché anarchique du diamant centrafricain. Et ils n’hésitaient pas non plus à se déplacer à Anvers pour courtiser ces nantis d’Afrique centrale, les inciter à placer leurs revenus du diamant dans les coffres suisses et leur distiller des conseils d’exil fiscal.
L’argent disparaît offshore
Selon les documents consultés par Le Monde Afrique, la première rencontre entre Abdulkarim Dan-Azoumi et un gestionnaire de fortune de la banque suisse se tient en septembre 2005. Dans un salon de l’hôtel Radisson Blu Park Lane d’Anvers, les deux hommes font connaissance. Le banquier note qu’Abdulkarim Dan-Azoumi était alors en compagnie de membres d’une délégation d’officiels centrafricains, dont un ministre. L’homme d’affaires se prête au jeu, se dévoile. « Musulman marié à quatre femmes dont il a dix-huit enfants, mais n’a plus que deux épouses (…) Outre Badica, il a également des échanges avec la Chine pour l’achat de prêt-à-porter qu’il envoie dans différents pays d’Afrique », rapporte dans ses fichiers le banquier suisse. Abdulkarim Dan-Azoumi se renseigne aussi sur les contraintes de taxe pour son fils qui importe en Afrique des téléphones mobiles achetés en Israël et au Canada, évoque le diamantaire genevois domicilié à Dubaï, Michel Farah, à la tête de Swiss Diam « qui aurait été intéressé par une relation ».
Mais très vite, la gestion du compte bancaire ouvert en Suisse par Abdulkarim Dan-Azoumi et son frère diamantaire MahamatOumarou à la tête de Sud Azur devient un calvaire pour le banquier. « Il agit sur le compte, ne signe jamais d’ordre, ne laisse aucune trace nulle part », s’agace le gestionnaire de fortunes qui menace de clôturer le compte à la régularité jugée « douteuse ». Ce qu’il fera en décembre 2005, « au bénéfice d’une société off-shore ». Le banquier suisse transfère près de 500 000 dollars vers « Kampala Holdings S.A », une société écran créée ad-hoc au Panama pour Abdulkarim Dan-Azoumi. Désormais, grâce à HSBC, tous les flux financiers liés à son activité de diamantaire entre la Centrafrique et Anvers vont transiter par ce pays d’Amérique centrale où la régulation est très légère – il n’existe aucun registre des sociétés off-shore. Au grand dam de Bangui et de Bruxelles.
Un autre acteur majeur du diamant centrafricain figure dans les fichiers HSBC consultés par Le Monde Afrique : la société centrafricaine du diamant (Sodiam). Le compte du plus ancien bureau d’achat de diamants en Centrafrique est crédité en 2007 au plus de 1,6 million de dollars. C’est RaffiArslanian, l’influent diamantaire belge d’origine arménienne, qui gère cette société avec son frère aîné Haïk, lequel a ouvert un premier bureau à Bangui en 1969. À la tête du groupe Arslanian Frères qui a fait fortune avec les pierres d’Angola, de Sierra Leone, de RD Congo et de Centrafrique, tous deux figurent sur le compte suisse de la société centrafricaine, Sodiam.
Arslanian Frères n’a pas souhaité répondre à nos questions. Les fragiles autorités de Bangui prétendent avoir saisi en novembre dernier une cargaison de près de 152 carats détenus illégalement par un pilote de la Sodiam et d’importantes sommes d’argent à bord d’un avion sur le tarmac de l’aéroport de Bangui. L’exportation illégale de diamants centrafricains se poursuit par le Cameroun ou par le sud du Darfour soudanais, selon International crisis group. « Sodiam et Badica ont toujours entretenu des rapports étroits avec Bozizé. Sodiam, tout en cultivant sa relation avec le pouvoir, fréquentait également les groupes armés rebelles du nord-est où ils opéraient, souligne un bon connaisseur du secteur. L’arrivée au pouvoir de la Séléka était pour eux une façon de s’affranchir des contraintes du régime de Bozizé et de faciliter leurs affaires ».
Présence illégale en Belgique
Contrairement à Badica, la Sodiam n’a néanmoins pas été inquiétée dans le rapport de l’ONU qui relève toutefois que la société continue d’acheter des pierres brutes qu’elle stocke pour le moment. Ce qui provoque l’indignation d’Abdulkarim Dan-Azoumi, lequel dénonce un acharnement. « Il a la malchance, si je puis dire, d’être musulman et ce rapport n’est pas juste », soupire un de ses proches qui ignore tout des circuits financiers de Badica.
L’activité illégale des envoyés spéciaux de HSBC Private Bank dans l’univers des diamants d’Anvers a donné lieu à une enquête des autorités belges. « La banque n’avait aucune licence pour une présence en Belgique », souligne un enquêteur belge qui pointe des rendez-vous réguliers au Carlton d’Anvers ou encore au Radisson Blu Park Lane. Interrogé le 29 septembre 2014 par la police judiciaire fédérale belge, le directeur juridique de HSBC Private Bank, David Garrido, botte en touche. Quant au devoir d’information sur les risques de créer une société off-shore n’ayant aucune activité réelle, comme Kampala « Holdings S.A » d’Abdulkarim Dan-Azoumi, il rétorque sans ambages : « ce n’est pas quelque chose d’illégal et je vous réponds que c’est une question de droit civil ».
Selon une autre employée de la banque, « la finalité était de garder le client et les avoirs ». Le département MEDIS (Méditerranée, Europe et Israël), composé en grande partie de diamantaires d’Anvers, d’Afrique et d’Israël, a été brutalement fermé à l’été 2013 à la suite d’articles parus dans la presse espagnole. Tous les diamantaires ont reçu une missive les contraignant à fermer leurs comptes ou à transférer leurs fonds vers d’autres entités du groupe tels que HSBC Tel Aviv, par exemple, ou encore vers des sociétés offshore aussi opaques que certains diamantaires.