Le professeur d’histoire, Quinn Slobodian, a signé récemment une étude clé sur l’Arabie saoudite. Tout en rappelant que la monarchie pétrolière va désormais faire partie des BRICS, il a la prémonition qu’« au cœur de l’ébullition mondiale, un pays désertique et pétrolifère veut provoquer l’avenir technologique de l’humanité ». En tout cas, dit-il, plus que jamais, il faut un modèle pour l’expliquer, pour comprendre son ambition et ses moyens. Quinn Slobodian semble être vraiment impressionné par le jeune prince Mohammed Ben Salmane/MBS qui, selon lui, « finance une politique dystopique dans un décor de science-fiction ».
Le monde du Wakanda
Voici, ci-après, quelques extraits de son étude clé intitulée « La panthère du Golfe : comment l’Arabie saoudite de MBS achète le monde ». C’est tout dire ! « Lorsqu’au printemps 2018, les cinémas saoudiens ont ouvert pour la première fois en 35 ans, ils ont projeté Black Panther. C’est tout simplement génial de voir un super-héros, entouré de guerrières, se battre pour son royaume, tandis que les questions de race et de colonialisme sont traitées, a déclaré une spectatrice. La référence au genre n’est pas fortuite : quelques années auparavant, les femmes avaient obtenu le droit de vote. En 2018, elles furent aussi autorisées à conduire. En 2023, une astronaute saoudienne visita l’espace pour la première fois, alors même que le statut subalterne des femmes restait inscrit dans la loi.
Comme presque tout ce qui s’est passé en Arabie saoudite ces dernières années, la projection de Black Panther avait été décidée par Mohammed Ben Salmane, alors âgé d’une trentaine d’années. Après avoir manœuvré pour accéder au poste de prince héritier en 2017, il est devenu l’homme d’État le plus exposé du royaume en lançant Vision 2030, un plan à long terme qui vise à développer les services publics du pays et à diversifier son économie pour la rendre moins dépendante du pétrole. Au cours de sa première année en tant que souverain, il a détenu pour corruption un groupe de personnes fortunées, dont des membres clés de la famille royale, au Ritz-Carlton de Riyad. Il n’est pas absurde de suggérer que MBS se prenait alors pour T’Challa, le Black Panther, guidant son royaume d’une main ferme.
Esthétiquement, le prince héritier d’Arabie saoudite semble conduire le royaume vers le monde du Wakanda (…) En 2023, l’Arabie saoudite a annoncé qu’elle lançait un projet deux fois plus grand : un cube ornementé appelé New Murabba, dont chaque côté mesurerait 100 m de plus que le Shard de Londres. Ce cube contiendra une tour et près de deux fois plus de m² de bureaux et d’espaces commerciaux que l’ensemble de Canary Wharf. Ce « giga-projet » n’est pourtant rien comparé à Neom, une ville de 10 000 kilomètres carrés qui devrait coûter un demi-milliard de dollars et être construite dans le Nord-Ouest de la péninsule saoudienne. MBS a annoncé son lancement quelques mois avant la première de Black Panther (…)
L’argent liquide
Les violations flagrantes des droits humains n’ont pas empêché des stars du sport de s’installer dans le royaume. L’année dernière, on a assisté à ce qu’un observateur a qualifié de « tsunami de soft power ». L’exemple le plus médiatisé est la fusion de la ligue de golf saoudienne LIV avec le PGA Tour, qui a coûté plusieurs milliards de dollars – la somme offerte suffisant à vaincre toutes les objections des dirigeants de fédération (…)
Le football a été un autre vecteur d’expansion. Après l’acquisition par les Saoudiens de Newcastle United en 2021, la Ligue professionnelle saoudienne rivalise désormais avec la Chine et les États-Unis comme compétition de prédilection des footballeurs en préretraite. Cristiano Ronaldo, Karim Benzema et bien d’autres ont rejoint le Golfe ces derniers mois.
Depuis l’Atlantique Nord, il est tentant de passer du rire à l’effroi devant les projets de l’Arabie saoudite et les motivations louches de ceux qui l’aident à les réaliser. Mais il faut s’efforcer de trouver un sens à l’action du royaume en raison de son statut inhabituel. L’Arabie saoudite est l’un des rares réservoirs de capitaux dans lesquels il est possible de puiser à une époque où les taux d’intérêt de plus en plus élevés ont tari les autres sources de financement. Comme me l’a dit sans ambages un expert en IA désireux de trouver des appuis, « les Saoudiens ont tout simplement l’avantage d’avoir de l’argent liquide » (…)
En ces temps difficiles, l’Arabie saoudite est devenue un pôle d’investissement et un repère pour les politiciens de droite et les milieux d’affaires en général. Nous pouvons ne pas aimer ses projets, mais l’Arabie saoudite, qui, ironiquement, doit sa richesse au pétrole, pourrait être l’un des rares pays à avoir les moyens et la volonté de planifier un avenir post-carbone. Si elle devient un exemple florissant de capitalisme sans démocratie, la perspective d’un siècle saoudien aura des conséquences pour nous tous (…)
Le modèle de Dubaï
Ces dernières années, trois tendances ont amené l’Arabie saoudite à examiner de nouveau le modèle de Dubaï et à entrer dans une compétition féroce avec l’émirat pour le statut de première place capitaliste de la région. La première est d’ordre technologique. Le succès de la fracturation hydraulique aux États-Unis leur a permis pour la première fois depuis 1949, de passer en 2019 du statut d’importateur net à celui d’exportateur net de pétrole.
La seconde tendance est géopolitique. La montée en puissance économique de la Chine, ainsi que sa divergence croissante des États-Unis après le déclenchement de la guerre commerciale de Donald Trump en 2016, ont offert à l’Arabie saoudite une chance de jouer entre les deux camps. Dans le même temps, le groupe dit de l’OPEP+ a ajouté des pays non membres de l’OPEP, dont, principalement, la Russie, pour faire contrepoids à la puissance américaine. Depuis l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie l’année dernière, l’Arabie saoudite et l’OPEP+ ont occasionnellement agi pour contrecarrer les efforts des États-Unis visant à influencer les prix mondiaux du pétrole.
La troisième tendance est écologique. Avec les innombrables preuves du changement climatique, l’Arabie saoudite sent que les conditions globales d’investissement tout comme le modèle de développement urbain sont en train de fondamentalement changer. Elle ne souhaite pas pour autant réduire la production de combustibles fossiles : l’année dernière, lors de la COP27 à Charm el-Cheikh, le royaume s’est joint à la Chine pour s’opposer à certaines formules du texte final qui touchaient à l’élimination progressive de tous les combustibles fossiles. Mais, sagement, il veut éviter de tout miser sur un actif potentiellement obsolète : le pétrole.
Lorsque les centaines de milliers de Saoudiens, qui, à partir de 2005, sont partis étudier à l’étranger dans le cadre du programme de bourses du roi Abdallah, sont revenus, ils ont ramené le même esprit de technocratie capitaliste éclairée caractéristique de l’ère Obama et que partagent Rishi Sunak ou Emmanuel Macron. Selon cette philosophie de gouvernance – qui est celle du consultant -, la diversification hors du pétrole permet à l’Arabie saoudite d’élargir sa base économique nationale et de garantir une plus grande autosuffisance dans un avenir chaotique et potentiellement moins dépendant des émissions de carbone. (…) Contrairement à Dubaï, l’Arabie saoudite associe les services et la logistique à l’industrie lourde et à l’« industrialisation par substitution aux importations », ce qui lui permet de réduire sa dépendance à l’égard des pays plus développés. Le plus grand fabricant d’acier au monde, le chinois Baosteel, a par exemple annoncé son intention d’installer sa première aciérie à l’étranger dans l’une des zones économiques spéciales nouvellement créées dans le royaume. L’Arabie saoudite est l’un des principaux candidats à l’acquisition de 10 % d’une société minière brésilienne spécialisée dans le nickel et le cuivre. Elle travaille également avec des gestionnaires d’actifs existants, signant en novembre un accord avec BlackRock pour investir conjointement dans des projets d’infrastructure.
Un autre projet emblématique de Vision 2030 est la création d’une industrie nationale des véhicules électriques. L’Arabie saoudite détient une participation de plus de 8 milliards de dollars dans la société Lucid, spécialisée dans ce type de produits. La construction d’une usine à Djeddah a débuté en 2022, avec pour objectif une production de 155 000 voitures par an.
En tant qu’économie en développement, l’Arabie saoudite refuse le schéma binaire entre résilience intérieure et croissance fondée sur les exportations. Son approche est plutôt un mélange d’ancien et de nouveau, renforçant les capacités industrielles locales tout en continuant à s’appuyer sur l’avantage dont elle jouit en matière de pétrole et d’énergie solaire.
Au XIXe siècle, le célèbre exemple de l’« avantage comparatif » de David Ricardo était celui du Portugal qui se concentrait sur le vin en raison de son ensoleillement, tandis que la Grande-Bretagne se concentrait sur le tissu. Peu d’endroits ont plus de soleil que l’Arabie saoudite … mais, se demandent les Saoudiens, pourquoi ne pas aussi fabriquer aussi du tissu ? En utilisant les recettes d’une démarche pour financer l’autre, l’Arabie Saoudite peut se protéger d’un futur proche où les chocs exogènes – des conditions météorologiques extrêmes à l’impasse démocratique – fragiliseraient l’ordre mondial actuel au point de risquer qu’il ne se fracture.
Le principal agent de ce tourbillon d’activités est le Fonds public d’investissement d’Arabie saoudite (PIF). Alors qu’il se situe dans les dix premiers fonds souverains mondiaux, l’un des objectifs du rapport Vision 2030 consistait à multiplier ses actifs par plus de dix. Le gouvernement a annoncé son intention de transférer la propriété d’Aramco au PIF pour en faire le « plus grand fonds souverain du monde ». Pour l’instant, ce transfert ne s’est fait qu’au compte-gouttes – les 4 % d’Aramco récemment transférés au PIF valent 80 milliards de dollars – mais le défi logistique que représente un transfert complet est ahurissant.
En 2021, le PIF a officiellement inauguré une nouvelle tour, la plus haute de Riyad. Avec ses 80 étages, sa surface angulaire est censée faire référence aux cristaux que l’on trouve dans les lits des rivières asséchées du désert saoudien. Son pilier de diamants métalliques ressemble beaucoup, il faut le souligner, à l’architecture du Wakanda (…)
L’utilisation de l’arme pétrolière dans les années 1970 s’est accompagnée d’une déclaration sur le nouvel ordre économique international, qui visait à défaire l’héritage économique colonial et à créer une communauté plus équitable d’États-nations après l’empire. L’Arabie saoudite a joué un rôle dans le Groupe des 77, une coalition de pays en développement au sein de l’Assemblée générale des Nations unies. Dans un article récent de Foreign Affairs, un analyste va jusqu’à considérer que l’Arabie saoudite ressuscite le rêve des années 1970 d’un « mouvement des non-alignés ».
Ici, la Chine a un rôle central à jouer. La visite de trois jours de Xi Jinping dans le royaume en décembre 2022 a donné lieu à une multitude d’accords d’une valeur de 30 milliards de dollars. Lors d’un sommet plus récent, un porte-parole chinois a exprimé la volonté de la Chine de contribuer à la « désaméricanisation » de l’Arabie saoudite. Le moment le plus fort de la conférence a été un accord de 5,6 milliards de dollars avec la société chinoise Human Horizons, spécialisée dans les véhicules électriques, qui produit la marque de luxe HiPhi. L’Arabie saoudite investit également à l’étranger, avec des milliards dans des raffineries nouvelles ou existantes dans le nord-est de la Chine et en Corée du Sud.
D’une certaine manière, l’idée de « désaméricaniser » l’Arabie saoudite est un oxymore. L’entreprise la plus précieuse du pays est, de loin, Aramco, porte-manteau d’« Arab-American Oil Company ». L’essor du royaume – le seul au monde dont la famille régnante porte le nom – ne peut s’expliquer sans le patronage américain.
Pourtant, l’Arabie saoudite a envoyé des représentants à une réunion des « Amis des Brics » en juin 2023, et a discuté de son adhésion à une banque d’investissement portée par cette organisation. L’Iran était également présent et a rouvert son ambassade à Riyad la semaine suivant la réunion en Afrique du Sud, après sept ans d’absence. Il s’agissait d’un signe d’apaisement des tensions dans la région après que l’Arabie saoudite a finalement mis fin à son intervention calamiteuse au Yémen, provoquant ce que les Nations unies appellent « la pire crise humanitaire au monde ». L’accord de détente avec l’Iran a été négocié par la Chine.
Autrement dit, l’Arabie saoudite est un pays dans lequel on a le sentiment, comme ailleurs, que le temps ne joue en faveur de personne, mais les Saoudiens semblent aussi avoir une meilleure main que la plupart des autres pays – voire que n’importe qui d’autre (…)