Yoka Lye Mudaba, actuellement directeur général de l’Institut national des arts, est également spécialiste de la francophonie et écrivain.
Le taxi va s’arrêter devant un immeuble imposant d’une avenue imposante dans un quartier imposant de la Gombe. Un client s’apprête à sortir du taxi, à l’arrêt en face de l’immeuble. Le chauffeur l’interpelle :
– Hé, cousin, qu’est-ce donc que ce « palais » ?
– Pilote, ce n’est pas un « palais ». C’est un immeuble avec des services d’administration divers. Y compris la Banque mondiale
– Hé, cousin, la Banque mondiale ?
Oui, la Banque mondiale ; elle loue ici.
– Loue ? Locataire, la Banque …mondiale ?
– Oui, pilote, locataire. Comme n’importe quel locataire, avec des droits et des devoirs.
– La Banque mondiale ne peut être comme les autres locataires. Comme moi. La Banque mondiale, n’est-ce pas la banque des banques ? Tu y travailles, cousin ?
– Oui, pilote, j’y travaille. La Banque mondiale est une institution internationale qui collecte de l’argent pour aider les pays pauvres. Elle aide les pays de la pauvreté à lutter contre la pauvreté.
– Hé, cousin ; comment un pauvre peut-il lutter contre sa pauvreté. Nzoku alembaka mino na ye te (l’éléphant ne se fatigue pas de porter ses défenses). Comment moi, pauvre chauffeur, puis-je lutter contre ma pauvreté ? Moi, je ne suis pas comme toi qui bosses ici, bien sapé, costume-cravate, bien parfumé ; tu as l’air bien, et toi au moins tu n’as pas besoin de lutter contre la pauvreté ! Mbisi alandaka se mayi ekotiola (le poisson ne suit que les eaux fécondes et abondantes). Mais regarde-nous, cousin : ma voiture, pauvre ! Mes revenus, pauvres ! Les écoles que mes enfants fréquentent, pauvres ! La maternité de ma femme, pauvre ! Notre eau courante, notre électricité, pauvres ! Nos routes, pauvres !
– Tu sais, pilote, la Banque mondiale travaille avec les gouvernements, sur base de leurs projets et de leurs urgences de développement: éducation, santé, infrastructures, communications, réforme administrative, etc.
– Cousin, écoute : ce taxi ne m’appartient pas ; il appartient à mon patron. Mon patron me tient en laisse. Chaque jour, je suis obligé de lui verser l’équivalent de 50 dollars ! Un calvaire, avec ces vieux pneus ; ce moteur asthmatique… Ma femme vend du pain au marché. Ses nuits sont trrrrès courrrrtes : lever à 3 heures du matin, avant même le chant du coq. Coucher à minuit. Ses bénéfices de vendeuse sont fonction du volume de son panier, et des recettes. Mais ma femme n’a pas vingt ans ; elle ne prend que ce qu’elle peut prendre. Soso alyaka se na mozindo ya mongongo na ye (la poule n’avale que ce qui va à son gosier). Quelquefois, en période de pression , soit pour l’urgence du minerval des enfants, soit pour le remboursement des avances et des dettes dues à mon patron, nous sommes obligés, ma femme et moi, d’appeler en renfort notre fillette de 10 ans pour accompagner et aider sa maman, question de gonfler les paniers et d’escompter des recettes meilleures. Pauvre fillette, si douée en calcul et en français, elle a doublé deux fois de classe, par manque de minerval ! Hé, cousin, ta Banque mondiale comprend ça, elle ?
– Pilote, je t’ai dit que la Banque mondiale, c’est comme un vaste « likelemba », une coopérative avec 188 « bana-membres » que sont les pays. Chaque pays membre a sa politique, que nous soutenons, si elle va dans le sens du développement.
– La Banque mondiale donne ou prête ? On ne prête qu’aux riches… La Banque mondiale a prêté combien à la RDC ? Et qui rembourse ? Pour combien de générations insolvables et sacrifiées ? Es-tu sûr que les mannes que la Banque verse ainsi au pays nous retombent sur nos pauvres bouches de pauvres gens d’en-bas-en-bas ? Mosolo ezali fungola ya bomengo (l’argent est la clé du bonheur)…
– Pilote, je te l’ai dit : en RDC, la Banque mondiale a aidé le gouvernement a réfectionner la route où tu roules ; elle a reconstruit l’école naguère délabrée de ton fils ; elle a retapé la maternité de ta femme ; elle a prêté de l’argent aux entreprises pour se remettre à flot et créer des emplois.
– Hé, cousin, ce n’est pas ce que notre bourgmestre nous dit : pour lui, le caniveau de deux mètres curé, c’est lui ! Les deux dalles, en guise de petit pont sur le ruisseau qui traverse notre quartier d’en-bas-en-bas, c’est lui ! Les dix tôles et les dix sacs de ciment pour réfectionner notre école du quartier, c’est lui ! Les cinq paquets de préservatifs pour la lutte contre le SIDA, c’est lui ! Alors, où est ta Banque ?
– Pilote, écoute : je te donne des chiffres concrets…
– Concrets ou secrets ?
Des chiffres concrets. Depuis la reprise de la coopération avec la RDC en 2001, la Banque a aidé à la démobilisation de 110 000 adultes et de 31 000 enfants-soldats. La Banque a mobilisé 900 millions de dollars entre 2002 et 2009 pour renflouer les caisses vides de l’État congolais. Sans compter 918 nouvelles salles de classe construites, et plus de 14 millions de manuels scolaires distribués. Sans compter plus de 14 millions de moustiquaires imprégnées d’insecticides distribuées dans plusieurs provinces…
– Hé, cousin, tu parles comme un bouquin ! Tes chiffres me donnent le vertige, moi qui n’ai jamais palpé ni flairé 100 « petits » dollars d’un coup. Mirages, non ?
– Ecoute, pilote. Voici d’autres chiffres plus parlants. Infrastructures : 64 % du portefeuille. Secteurs sociaux : 18 %. Gouvernance : 7 %. Secteur privé et agriculture : 11 %. Couverture vaccinale : 54 % en 2007 et 83 % en 2011.
– Hé, cousin, d’accord. Liboke ya mbisi ya moninga kosombela yango kwanga te (On ne programme pas sa bouffe à la chikwangue en pensant au poisson d’autrui). Les moustiques sont mes compagnes de nuit. Les manuels scolaires ? Inaccessibles. Les enfants-soldats démobilisés ? Et les « kuluna » ? Non, cousin, tant que le panier de notre ménage ne sera rempli qu’au quart, avec des feuilles de manioc ramassées au hasard, et des restes de poisson mpiodi surgelés, tes statistiques resteront de la poudre aux yeux.
– Pilote, je te comprends. Il y a des signes qui ne trompent pas dans ce pays ; il y a du frémissement dans son économie. Le pays est sorti de l’enfer, et s’achemine vers le purgatoire, même si le chemin vers le paradis est encore loin et laborieux.
– Ventre affamé n’a pas d’oreille. Ventre affamé écoute à peine ta musique de berceuses et de statistiques. Dis à ta Banque de regarder plus souvent les mains écaillées des hommes à force de rouler la pierre ; de regarder plus souvent les yeux rougis des femmes, rougis d’insomnies ; de regarder plus longtemps les ventres kwashiorkorés des enfants…C’est encore l’enfer !
Le fonctionnaire de la Banque mondiale finit par sortir du taxi. Et lorsque le tacot redémarre, il reste planté au bord du trottoir, pensif. Ce débat avec ce « pilote » du taxi lui a laissé au ventre et au cerveau un goût aigre d’inachevé…