Petit commerçant, libraire depuis près de vingt ans et observateur attentif des questions urbaines (c’est d’ailleurs l’identité de notre librairie de quartier), je suis en train d’assister à la mise au pas de la liberté du commerce indépendant qui pourrait se résumer ainsi : «Vous pouvez faire ce que vous voulez mais ce sera à nos conditions.» La crise sanitaire vient de procurer un véritable «effet d’aubaine» au néolibéralisme triomphant et ses serviteurs les plus zélés pour chasser hors des villes et particulièrement des métropoles, ce trublion qui refuse encore de se plier à la doxa de cette nouvelle mutation du capitalisme et qui, en plus, a le toupet de vouloir faire les choses librement.
En économie, l’«effet d’aubaine» s’illustre lorsqu’une situation non prévue en amont provoque des conséquences positives sur les résultats obtenus en aval. Grâce à cette pandémie nous pouvons citer les fortes progressions du commerce en ligne, Amazon en tête, qui a doublé ses bénéfices (1) s’élevant à 5,2 milliards de dollars. On peut, évidemment, multiplier les exemples.
Avec ce deuxième confinement, Bruno Le Maire, notre ministre de l’Economie, des Finances, et de la bien nommée relance (reste à savoir pour qui) ainsi que Cédric O, secrétaire d’Etat chargé de la transition numérique et des communications électroniques, nous expliquent que le problème ce n’est pas Amazon mais la faible numérisation des petits commerçants. Pourquoi pas. Au premier abord, cela semble évident et pétri de bon sens au regard des pratiques consuméristes actuelles et à venir.
Pour vérifier cela, rien de mieux qu’une mise en pratique et de prendre un exemple qui se situe dans notre quartier de Belleville à Paris, deux restaurants (que je fréquente) pris dans la crise sanitaire et son lot de difficultés : Chez Valentin et Le Baratin. Le premier est un véritable établissement de quartier. Le second bénéficie d’une aura internationale, mais il a fait le choix d’être aussi au service des Bellevillois. Arrive la fermeture obligatoire, alors pour s’en sortir, on leur conseille fortement la «doxa lemérienne», il faut se numériser.
Se «numériser soi-même»
Première option : se «numériser soi-même». Lorsque l’on regarde les aides proposées par Bruno Le Maire, entre 500 et 1 500 euros, on frise la blague de comptoir tant cette somme est dérisoire et correspond à peine à une formation sur un ou deux jours pour comprendre le e-commerce. Deuxième option : on se greffe à une plateforme déjà présente. Si vous voulez exister vous avez le choix entre trois mastodontes qui dominent la planète : Justeat, Deliveroo ou Uber eats, des enfants de chœur. Pas besoin d’être un grand expert en économie – même Cédric O peut comprendre cela – que pour ce type de structure ultra-capitalistique leur seul souci est la rente (alimentée par une nouvelle forme d’esclaves à vélo) et tout ce qui fait la spécificité de nos deux restaurants depuis plus de trente ans (et c’est même pour cela qu’on s’y déplace) est le cadet de leur souci.
Enfin, si une de ces entreprises avait le malheur de mettre la clé sous la porte, elle serait immédiatement remplacée par une enseigne franchisée parlant la langue officielle du commerce standardisé de la start-up nation, en plus cela créera de l’emploi, de quoi se plaint-on !
Pas besoin d’être un grand clerc pour comprendre que le néolibéralisme a pris la main sur l’économie et que son pouvoir a largement débordé sur la sphère sociale. Trois livres récents de recherche urbaine illustrent cela, la Ville néolibérale de Gilles Pinson (PUF) nous éclairant sur l’ensemble des ramifications de la pénétration néolibérale dans le champ urbain, l’Urbanisme 1.0 de Dominique Lorrain (Raison d’agir) qui montre comment la rente foncière est l’épicentre de la politique urbaine, et le Petit commerce dans la ville-monde de Matthieu Delage et Serge Weber (L’œil d’or) pointant, à travers l’exemple du quartier du Marais à Paris, les mécanismes de la finance devenus l’alpha et l’oméga des enseignes mondialisées transformant un des plus vieux quartiers de Paris en un centre commercial à ciel ouvert dans des bâtiments du XVIIe siècle. Et pour information, ce ne sont pas des gauchistes.
Je ne m’étendrai pas sur les nombreuses exégèses décrivant la longue liste des défauts du petit commerçant indépendant, de toute façon, si celui-ci ose tenter de remettre légèrement en cause les pratiques de nos dirigeants ou certaines personnes de pouvoir, arrive l’arme fatale qui tue tout débat dans l’œuf et qui a remplacé «le poujadisme» d’antan : il est «complotiste». Le petit commerce indépendant est le prototype de l’activité économique non standardisée, c’est même sa nature intrinsèque.
Les conditions de la rente financière
Il n’est pas toujours très rentable, a souvent du mal à être compris par le banquier car il n’a pas d’actionnaire et il est plutôt méfiant avec les produits financiers que celui-ci cherche à lui vendre.
Il refuse parfois de suivre le mouvement de «la modernité» pire, il lui arrive même de revendiquer son côté ringard, etc., etc. Mais ce qui fait surtout sa spécificité, et c’est peut-être cela qui fait lien au milieu de toute cette diversité, c’est qu’il est encore libre dans ses choix, quitte à se tromper voire à échouer. La liberté du commerce oui! Mais à leurs conditions : numérisez-vous, endettez-vous, soumettez-vous ou passez votre chemin. Quelle ironie de la part de gens qui prônent haut et fort, à longueur de journée, la liberté totale des échanges sur la planète (sans contrôle si possible) et d’un autre côté nous obligent à rentrer dans leurs rangs pour atteindre les objectifs fixés par les conditions de la rente financière. J’imagine les créateurs du Gosplan de l’ex-URSS se retourner dans leurs tombes en voyant que la dernière mutation du capitalisme a réussi à mettre en place leur modèle d’économie dirigiste, un comble.
Dans son dernier livre, Eloge du magasin (Gallimard, 2020), Vincent Chabault montre à quel point ce lieu social qu’est un petit commerce, à valeur aussi de modèle économique. Cela s’appelle l’économie marchande, un ensemble d’activités d’une collectivité qui produit, échange et vend. C’est vieux comme le monde et la ville. La start-up nation vient de décider que ces siècles d’Histoire doivent passer à la trappe et que seules la rente financière et foncière doit organiser l’économie. En conclusion de son très grand livre, 14 juillet (Actes Sud, 2015), Eric Vuillard écrit ceci : «On devrait plus souvent ouvrir nos fenêtres. Il faudrait de temps à autre, comme ça, sans le prévoir, tout foutre par-dessus bord. Cela soulagerait. On devrait, lorsque le cœur nous soulève, lorsque l’ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Elysées dérisoires, là où les derniers liens achèvent de pourrir, et chouraver les maroquins, chatouiller les huissiers, mordre les pieds de chaise et chercher la nuit, sous les cuirasses, la lumière comme souvenir.» Alors prenons garde aux secousses et que la lumière de nos magasins participe encore à éclairer un peu nos vies.
(1) «Ces incroyables profits d’Amazon pendant la pandémie», magazine Capital du 31 juillet.