Glisser un guide dans sa valise, partir observer les étoiles en colo, prolonger la sieste par un «câlin» dans les dunes… Ces activités et objets emblématiques de l’été en disent beaucoup sur notre société. Dis-moi ce que tu fais pour les vacances, je te dirai qui tu es…
Qui n’a jamais senti venir l’irrésistible envie – paupières lourdes, papillons dans le ventre – de lui succomber ? Qui ne s’est jamais abandonné à elle, dos rond, visage relâché, dans un lieu pas toujours confortable ? L’été, la sieste, c’est Ludivine Sagnier se prélassant au bord de la piscine dans Swimming Pool (2003). C’est le hamac qui laisse, tant pis pour le bronzage, des marques en forme de filet à pêche sur la peau. C’est un délice.
Mais le reste de l’année, la sieste est une promesse faite à soi que l’on espère trouver le temps d’honorer, un possible souvent difficile à réaliser. Les chutes d’attention et le relâchement musculaire signalent pourtant un besoin des plus naturels : dormir. Si l’on se surprend à songer interrompre sa journée pour ce moment réparateur, c’est que les nuits précédentes ont été courtes. Or, ce manque grignote la santé physique et mentale, la longue liste des conséquences de la fatigue chronique comprenant troubles de la mémoire, affaiblissement des défenses immunitaires ou encore instabilité émotionnelle, et à plus long terme diabète, hypertension, douleurs physiques, dépression…
«Un remède ancestral sous-estimé»
Et courtes, alerte Brice Faraut, dans son essai Sauvés par la sieste (Actes Sud, 2019), nos nuits le sont de façon de plus en plus inquiétante. Une étude de l’agence sanitaire Santé publique France, parue en mars, affirme que les 18-75 ans dorment 6 h 45 chaque nuit. En incluant la sieste, le temps moyen de sommeil quotidien reste inférieur de cinq minutes aux sept heures minimales recommandées. Pour le neuroscientifique, nous sommes victimes d’une «dette de sommeil, qu’on estime en moyenne à une heure et demie par nuit pour 20 % de la population française». Or, «l’emprunteur doit rembourser». La sieste n’est donc «pas seulement là pour combler les heures creuses des journées bucoliques», elle aide à rétablir un équilibre physiologique indispensable.
Etrange, alors, que la sieste ne soit pas plus répandue dans nos sociétés contemporaines, qu’il faille attendre week-ends et vacances – le temps personnel, donc – pour s’y adonner. «Pourquoi ce remède ancestral est-il à ce point sous-estimé ?» demande Brice Faraut. Et si, plutôt, la sieste n’était pas tant incomprise que redoutée ? Parce que travailler exige de répondre à des impératifs extérieurs parfois au détriment de ses besoins intérieurs, faire la sieste est une transgression.
Les représentations artistiques de la sieste sont nombreuses à faire allusion aux controverses que renferme ce moment de repos à l’apparence anodine. Le tableau la Méridienne ou la Sieste de Van Gogh (1890) ne dit pas autre chose. A l’ombre des bottes de pailles, elle, ses seuls bras pour oreiller, lui, le chapeau rabattu sur le visage, les postures de ce couple de faucheurs de blé endormi raconte en creux ce qui s’est produit avant que ne soit peint le tableau : une matinée de labeur sous le soleil qui tape, une vie où les temps morts se comptent sur les doigts de la main.
La sieste, pour le philosophe Thierry Paquot, «relation – que la morale productiviste réprouve – avec la nuit en plein jour», a cela de subversif qu’elle crée une rupture dans «l’organisation rationnelle du temps productif», écrit-il (l’Art de la sieste, Zulma, 2008) – organisation qui nécessite, pour asseoir sa légitimité, la dévalorisation du sommeil. Le critique et essayiste Jonathan Crary explique, quant à lui, qu’à partir du XVIIe siècle, le sommeil devient incompatible avec les notions modernes de productivité et de rationalité (24/7, le Capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, 2014). Chez le philosophe anglais David Hume, notamment, il est considéré comme un obstacle à la connaissance, au même titre que la folie. Et c’est ainsi qu’au siècle suivant, l’idée d’une hiérarchie entre veille et sommeil, dans laquelle ce dernier apparaît comme une «régression vers un modèle d’activité inférieur et plus primitif», devient plausible.
Primitive, inférieure, animale, même, la sieste l’est aussi en raison de sa charge sexuelle latente. Le fait que celle-ci s’impose en général lorsque le soleil est à son zénith l’associe d’emblée à la chaleur. Au sens propre, midi vient du latin meridiares, et la sieste de meridiari ; sous le Ier Empire, le méridien, ce demi-cercle passant par le zénith, donne la méridienne, un lit de jour très en vogue… Comme au sens figuré. Chaleur hormonale, torpeur pécheresse. Midi est une «heure sexuelle de haute intensité» et toute une littérature naît de l’idée selon laquelle ce moment de la journée libère les passions, explique encore Thierry Paquot. Le roman le Démon de midi (1914), de l’écrivain Paul Bourget, reprend cette expression tirée d’un psaume de l’Ancien Testament désignant le moment où l’un des époux tombe dans la débauche au milieu de sa vie, après le mariage, pour en faire une défense et illustration des valeurs catholiques. Tandis que du côté de la mythologie grecque, le sulfureux dieu Pan – qui signifie «tout» en grec ancien, comme dans «pansexuel» -, mi-homme, mi-bouc, protecteur des troupeaux, se cache dans les buissons pour espionner les Nymphes et surgit sur les coups de midi pour enseigner l’onanisme aux bergers !
Ce plaisir dont on se rappellera plus tard
Est-ce à dire alors que la transgression économique, celle de l’organisation du temps productif, masque, en fait, une transgression charnelle ? Pas si vite. Ce serait même plutôt l’inverse : de l’économique au charnel et retour. La critique de la sieste comme péché de luxure, moment où l’on succomberait à ce que nos instincts auraient de plus primaires a comme pendant l’éloge des siestes des vacances d’été, ce petit plaisir que l’on s’offre un mois par an et dont on se rappellera plus tard, épuisé par les longues journées de travail et le froid de février. C’est une critique qui à la fois neutralise la puissance de la sieste et sert de culpabilisation fort pratique, lavée de son soupçon capitaliste. S’échapper du travail pour faire la sieste parce que l’on s’échine «24/7» passe encore. Faire la sieste parce que l’on ne sait résister à l’appel d’un ou d’une amante, hors de question. Ce n’est alors plus uniquement l’ordre du patron que l’on bafoue, c’est aussi le commandement divin.
Car, après tout, à qui appartient notre temps ? Dieu, les champs, l’usine, l’open space, nous-mêmes ? Dormir ou non, quand, comment et avec qui, c’est choisir. La liberté suppose la capacité d’être à l’origine et en possession de ses propres expériences. Cette dette de sommeil qui s’accumule contre notre gré, sous le poids des obligations diurnes, signale qu’on ne l’est pas totalement. Cette dépossession du temps personnel au profit de l’instauration d’un temps collectif s’est opérée dans le temps long de l’histoire. Celle-ci se met en place au Moyen Age, période à partir de laquelle le clocher, invention du VIe siècle, impose le temps liturgique aux sociétés médiévales, comme l’a étudié l’historien Jacques Le Goff. L’horloge mécanique, puis la division des heures en 60 minutes et des minutes en 60 secondes, entre les XIIIe et XIVe siècles, installent à leur tour une «discipline des rythmes humains» et transforment le «temps de chacun», succession d’expériences personnelles et subjectives, en un «temps homogène et abstrait, la référence d’un temps pour tous», décrit Thierry Paquot.
L’expression figée «24/7», titre de l’essai de Jonathan Crary, prend ici tout son sens. Elle est l’étirement à son maximum de ce temps commun, l’«inscription généralisée de la vie humaine dans une durée sans pause, définie par un principe de fonctionnement continu». Et c’est justement grâce au temps collectif, à qui l’on a assigné une métrique, que l’on peut ensuite assigner une valeur aux choses. Tel objet ayant mis tant de temps à être conçu, il doit donc coûter tant. Mais, ce n’est pas tout : par cette capacité d’assignation, le temps devient lui-même valeur. Le temps, c’est de l’argent.