Les experts en appellent à l’audace et la créativité

Jamais les appels en faveur de l’industrialisation de l’Afrique ne se sont faits aussi pressants qu’aujourd’hui. C’est sans nul doute le sujet le plus débattu du continent. Pourquoi aucune initiative n’est jusqu’alors parvenue à faire bouger les lignes de cet indicateur important du développement?

Reconnue pour créer de la prospérité, des emplois et une augmentation des revenus, l’industrialisation est une promesse de campagne qui s’étend à tout le continent africain. Pourtant, l’Afrique est aujourd’hui moins industrialisée qu’elle ne l’était il y a 40 ans. La contribution du secteur manufacturier à la croissance du PIB a en fait reculé, passant de 12 % en 1980 à 11 % en 2013, et stagne depuis, selon la Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies (CEA). Le groupe de recherche britannique The Economist Intelligence Unit, estime que l’Afrique représentait plus de 3 % de l’industrie  manufacturière mondiale dans les années 1970. Depuis, ce pourcentage a diminué de moitié et cette tendance risque de se poursuivre tout au long de la décennie.

Les prix élevés des matières premières dus à l’appétit apparemment insatiable de la Chine pour les ressources naturelles, ont alimenté une croissance économique rapide en Afrique depuis les années 1990. Nombreux sont ceux qui croyaient que cet élan allait relancer une industrie manufacturière sur le déclin. Pourtant, au grand dam des analystes, ce n’est pas ce qui se produisit. Au lieu de capitaliser sur cette croissance pour stimuler ou bâtir leurs industries, les pays africains, à quelques exceptions près, ont dilapidé leurs revenus dans des dépenses improductives. C’est ainsi que le Ghana et la Zambie ont  résolu leurs problèmes à court terme notamment en augmentant le salaire des fonctionnaires.

S’industrialiser ou péricliter

La chute des prix des matières premières et le ralentissement de la croissance économique chinoise ont levé le voile sur le mythe de « l’essor de l’Afrique ».  Le Fonds monétaire international (FMI) estime que la croissance devrait tomber sous les 4 % en 2016, « et nombreux sont ceux qui redoutent la répétition du cercle vicieux d’explosion des prix des matières premières puis de récession »,  a mis en garde « The Economist ». Si les dirigeants africains avaient suivi les recommandations des experts et tiré profit du boom des matières premières pour stimuler les entreprises, les résultats auraient pu être différents. Quelles sont les options qui s’offrent dès lors à l’Afrique dans les prochaines années? C’est la question sur laquelle les décideurs politiques et les experts économiques se sont penchés à Addis-Abeba, en Éthiopie, lors de la publication par la CEA de « L’Écologisation de l’industrialisation de l’Afrique : rapport économique sur l’Afrique, 2016 ». Leur conclusion est unanime: la seule option viable est l’industrialisation. Au cours des discussions, les experts ont convenu que l’une des principales causes de la faible industrialisation de l’Afrique réside dans l’incapacité des dirigeants à mettre en œuvre des politiques économiques audacieuses de peur de s’aliéner les donateurs. La plus forte critique de cette carence politique ne provenait pas du débat à Addis-Abeba, mais du quotidien britannique, « The Financial Times » : « L’Afrique est sur le point de passer à côté d’une opportunité car ses dirigeants – et ceux qui suivent les évolutions depuis Londres, Paris ou Washington – sont obnubilés à tort par les variations du PIB et les flux de capitaux étrangers investis pour la plupart dans les industries d’extraction des ressources et dans les centres commerciaux », a affirmé Kingsley Moghalu, ancien vice-gouverneur de la Banque centrale du Nigéria.

Une main ferme sur le volant

Dans une tribune extrêmement bien argumentée, il implore les pays africains de « rejeter l’idée préconçue selon laquelle ils pourront rattraper l’Occident en devenant des sociétés post-industrielles sans avoir d’abord été des sociétés industrialisées ». Ha-Joon Chang, économiste à l’université de Cambridge et co-auteur du rapport récemment publié par la CEA, « Politique industrielle transformatrice pour l’Afrique », partage cette opinion. Il appelle à une « politique imaginative » – de la créativité dans l’élaboration des politiques – et presse les décisionnaires de ne pas se limiter à une politique théorique. « Les pays africains ont besoin de se faire confiance pour développer des politiques alternatives et s’y tenir », a-t-il annoncé à Addis-Abeba. Le développement des industries en Asie est un cas d’école : les politiques publiques de développement ont permis aux économies de la région de sortir de la pauvreté à la fin du 20ème siècle – reconnaît clairement M. Moghalu. Il insiste sur le fait que « les gouvernements doivent montrer le chemin fermement, en adoptant une politique volontariste qui crée un environnement favorable à la croissance et l’emploi ». L’ancien vice-gouverneur de la Banque centrale s’empresse de préciser : « ce n’est pas un argument qui plaide en faveur d’une approche étatiste et autoritaire qui étoufferait la productivité et entraverait la concurrence ». Faisant référence à une des leçons de la crise financière de 2008, M. Moghalu insiste : « Les marchés doivent être au service de la société et non l’inverse ». Selon lui, l’Éthiopie et le Rwanda sont des exemples notables d’une industrialisation réussie.

Adeyemi Dipeolu, conseiller économique du vice-président du Nigéria Yemi Osibanjo, partage ce point de vue. Il a affirmé à Addis-Abeba que les décideurs politiques africains sont « réticents à élaborer des politiques innovantes par peur des diktats et des conditions imposées par l’Occident ». The Economist voit pourtant les choses différemment. Dans son analyse de l’échec de la politique industrielle de l’Afrique, il constate que si la désindustrialisation intervient souvent  dans les pays riches, « beaucoup de pays africains se désindustrialisent alors même qu’ils sont pauvres… en partie parce que la technologie réduit la demande de travailleurs peu qualifiés ».

Le bon, la brute et l’intelligent

L’autre raison de cet échec est la fragilité des infrastructures – manque d’électricité, routes endommagées, ports saturés – qui augmente les frais de transport des matières premières et l’approvisionnement en produits finis. Mais « The Economist » reconnaît que « la démographie favorable de l’Afrique, son urbanisation croissante et ses vastes ressources agricoles soulignent le potentiel industriel de la région ».

De nombreux experts ont encouragé l’Afrique à se tourner vers un protectionnisme taxé de subtil ou de ciblé – c’est-à-dire imposer des barrières tarifaires temporaires afin de protéger les industries naissantes des effets néfastes des importations. Dans son livre « Mauvais samaritains : le mythe du libre-échange et l’histoire secrète du capitalisme », M. Chang, que le « Financial Times » décrit comme « le détracteur sans doute le plus efficace de la mondialisation », affirme que « les pays riches ont traditionnellement misé sur le protectionnisme pour dominer économiquement ». « Publishers Weekly » affirme quant à lui que les pays riches « prônent le libre échange et un marché concurrentiel auprès des pays pauvres afin de capturer une plus grande part de marché et de préempter l’émergence d’éventuels concurrents ». Ce sont ces pays que M. Chang qualifie de mauvais Samaritains.

M. Moghalu fait partie de nombreux décideurs politiques africains qui soutiennent le protectionnisme temporaire. Il considère qu’il est non seulement nécessaire mais qu’il peut également être réalisé dans le respect des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La CEA partage cet avis et soutient que les pays d’Afrique peuvent poursuivre en toute légitimité une politique de protectionnisme avisé à l’instar des pays d’Occident. « Tous les pays industriels ont commencé par un certain protectionnisme », affirme Carlos Lopes, le secrétaire exécutif de la CEA, avant d’ajouter : « Nous ne pouvons toutefois plus faire du protectionnisme aveugle, nous sommes tenus par des négociations commerciales au niveau mondial. Si nous devons élaborer les règles pour l’Afrique, il nous faut un protectionnisme intelligent ». Comme pour bien prouver que les États riches pratiquent effectivement le protectionnisme, l’Organisation mondiale du commerce a publié en juin 2016 une étude qui montre la progression rapide du protectionnisme ou des restrictions au libre échange par les pays du G20. Entre la mi-octobre 2015 et la mi-mai 2016, explique le rapport, les économies du G20 ont mis en place 145 mesures restrictives en adoptant en moyenne 21 nouvelles mesures par mois, « ce qui constitue une augmentation considérable par rapport à la période couverte par le précédent rapport où ces mesures se chiffraient en moyenne à 17 par mois. »

Suivez le guide !

L’Éthiopie, le Rwanda et, dans une moindre mesure la Tanzanie, ont démontré leur faculté à se frayer un chemin vers l’industrialisation: ils ont tous adopté des politiques industrielles qui favorisent leurs propres industries manufacturières. En plus de ce que les experts appellent « le modèle d’État développementiste », dans lequel le gouvernement contrôle, dirige et régule l’économie, ces pays ont adopté des politiques favorables aux investisseurs. Plus important encore, ils ont démontré leur engagement et pris le contrôle de ces politiques.

Depuis 2006, le secteur manufacturier de l’Éthiopie a augmenté en moyenne chaque année de plus de 10 %. L’Éthiopie montre l’exemple. Le pays est la preuve que l’industrialisation peut se produire en Afrique. « Pour que le capitalisme fonctionne en Afrique, comme il a pu fonctionner en Chine et en Asie de l’Est, les décideurs publics doivent sortir des sentiers battus et cesser de se conformer à l’orthodoxie », conclut M. Moghalu.