Les multinationales et les flux financiers illicites

La notion d’évasion fiscale n’est pas facile à circonscrire. Selon l’OCDE, l’évasion fiscale « désigne généralement une action visant à réduire les obligations fiscales d’un contribuable d’une manière qui peut être légale au sens strict mais qui va habituellement à l’encontre de l’esprit de la loi censée être respectée ».

DÉFINIR la fraude fiscale est plus aisé ; il s’agit en général « d’arrangements illégaux permettant de dissimuler ou d’ignorer des obligations fiscales, c’est-à-dire que le contribuable paie moins que l’impôt exigé par la loi en dissimulant aux autorités fiscales ses revenus ou les informations les concernant » (OCDE, non daté a). [Pour plus d’informations empiriques sur les principales voies de l’évasion fiscale internationale, voir Beer, de Mooji et Liu (2018), notamment au sujet des manipulations de transferts de prix, de la localisation stratégique de la propriété intellectuelle, des transferts internationaux de dettes et des prêts inter-compagnies et du chalandage de conventions fiscales].

Le Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique définit ces flux comme les transferts internationaux de fonds qui ont été reçus, transférés ou utilisés de façon illégale, ainsi que les pratiques agressives d’évasion fiscale. Illicite ne signifie pas forcément illégal, mais le préjudice porté au développement par l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices, ainsi que par les pratiques agressives d’évasion et de planification fiscales justifie de les considérer comme illicites, parce qu’ils sont moralement inacceptables (CEA, 2018b, 2018c). Toute personne qui facilite ces flux (y compris les territoires qui les attirent) est dans l’obligation d’agir pour les empêcher. 

Les filières des flux illicites 

Les sociétés multinationales et autres acteurs économiques opérant dans le secteur des ressources naturelles peuvent créer des flux financiers illicites de nombreuses façons. Les conventions fiscales peuvent permettre aux sociétés multinationales opérant dans le secteur des ressources naturelles de structurer leurs opérations afin de minimiser leurs obligations fiscales. 

Une des façons de procéder est de mettre en place un réseau complexe de sociétés extraterritoriales pour faciliter le commerce intra-compagnie (Mullins, 2010). De tels réseaux de sociétés extraterritoriales peuvent être utilisés pour contourner les exigences de communication de l’information et créer des voies d’évasion fiscale en permettant aux sociétés multinationales de déclarer plus de bénéfices dans les juridictions où la fiscalité n’est pas très élevée. 

Les sociétés multinationales peuvent aussi manipuler les prix des biens et des services échangés entre diverses parties d’un groupe multinational pour transférer les profits vers des juridictions où les impôts sur les sociétés sont moins élevés. Ces manipulations peuvent causer d’importantes pertes de recettes publiques (Readhead, 2016). Entreprendre des activités d’exploration, d’extraction, de raffinage, de marketing et de distribution de ressources dans des juridictions différentes offre aux sociétés multinationales de nombreuses opportunités de manipuler les prix de transfert. Les ressources non transformées peuvent être envoyées à une filiale dans un pays où le principe de pleine concurrence ne s’applique pas. (Mullins, 2010). Les activités économiques basées sur les ressources naturelles étant intrinsèquement à forte intensité de capital, cela peut aussi mener à un financement par des emprunts excessifs, menant à l’érosion de l’assiette fiscale des pays riches en ressources (Mullins, 2010) [Pour plus d’informations sur ces sujets, voir Nations Unies (2017 : 145–190)]. 

La manipulation des prix de transfert peut non seulement faciliter l’évasion fiscale, mais aussi permettre aux sociétés multinationales de transférer des fonds vers des juridictions où il y a une forte opacité financière. Ces fonds sont alors utilisés pour des transactions corrompues (comme le paiement de pots-de-vin à des fonctionnaires en échange de traitements favorables) en évitant la détection en raison du secret financier dont s’entoure la subdivision de la société chargée de ces fonds (Africa Progress Panel, 2013 ; OCDE, non daté a).

Le Congo, la Guinée équatoriale et Sao Tomé-et-Principe ont reçu plus d’IDE dans leurs secteurs des ressources naturelles en partie du fait de la plus grande certitude fiscale dans leurs secteurs extractifs par rapport à d’autres pays de la région Falsification du classement de la quantité ou de la qualité des ressources extraites Les impôts étant perçus en fonction de la valeur des ressources naturelles extraites, les pays ont tout intérêt à faire en sorte que les informations sur les quantités et qualités soient correctes. 

Les taux des redevances sur les produits miniers dépendent en général de leur composition, ou qualité, qui peut varier. Les sociétés peuvent tirer parti de ce calcul des redevances en déclarant que les ressources extraites sont de moins bonne qualité qu’elles ne le sont réellement. Lorsque les sociétés exportent des produits non transformés, des minerais par exemple, les autorités ont parfois du mal à évaluer la teneur en minéraux des exportations. 

Les sociétés peuvent aussi sous-déclarer les quantités produites. En l’absence de données sur la détermination des prix de certains produits de base de nombreux pays africains riches en ressources, les sociétés multinationales n’ont aucune difficulté à sous-déclarer les volumes produits (Plateforme de collaboration sur les questions fiscales, 2015). 

Le Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance de l’Afrique a constaté l’existence « d’une très importante sous-déclaration de la quantité et parfois de la qualité des ressources naturelles extraites et exportées… pourtant aucun des pays étudiés… ne s’est doté de ses propres moyens indépendants de vérifier avec précision le volume des ressources naturelles extraites et exportées » (Union africaine et CEA, 2014 : 67).

Falsification des factures de transactions commerciales. Les factures des biens et services exportés ou importés en relation avec les ressources naturelles et produits de base peuvent être délibérément manipulées pour en déguiser la véritable valeur et frauder le fisc et les douanes. La falsification des prix et des factures sert aussi à faciliter les transferts de bénéfices vers des juridictions où la fiscalité est moins élevée (Union africaine et CEA, 2014 ; Baker et al., 2014 ; Save the Children RU, 2015 ; CNUCED, 2016).

Surévaluation des charges déductibles. Une autre filière de flux illicites passe par le gonflement des charges déductibles, encore une fois grâce aux relations entre les sociétés multinationales et leurs filiales. Par exemple, les sociétés peuvent gonfler les coûts des prêts ou services techniques obtenus de parties connexes et surévaluer les charges déductibles pour l’achat d’équipements ou autres fournitures. 

Si la sous-déclaration des quantités et qualités de ressources affecte les paiements de redevances à l’État, le gonflement des coûts affecte habituellement le paiement des impôts sur les revenus, qui deviennent de plus en plus courants dans de nombreux pays.

Chalandage fiscal et ventes de biens déclarées dans des juridictions où la fiscalité est moins élevée. Le chalandage fiscal a réduit les recettes des impôts sur les revenus des sociétés de plus de 15 % dans les pays africains ayant signé une convention avec un pôle d’investissement (Beer et Loperick, 2018), coup terrible en particulier pour les pays qui dépendent fortement de ces impôts. 

Maurice, ayant fait récemment l’objet d’une attention spéciale pour avoir facilité ce chalandage fiscal, a pris des mesures pour y remédier en révisant en 2015 ses conventions relatives à la double imposition avec l’Inde et l’Afrique du Sud. Les sociétés multinationales opérant dans le secteur des ressources naturelles peuvent aussi frauder le fisc des pays riches en ressources en déclarant des ventes de biens dans des juridictions où la fiscalité est moins élevée. 

En réponse aux inquiétudes des pays en développement, la Plateforme de collaboration sur les questions fiscales, initiative conjointe du FMI, de l’OCDE, de l’ONU et de la Banque mondiale, a élaboré un projet de rapport et de boîte à outils offrant une analyse et des options pour l’imposition des transferts indirects opérés à l’étranger (Plateforme de collaboration sur les questions fiscales, 2018) [voir aussi International Consortium of Investigative Journalists (non daté) ; 

Advocates Coalition for Development and Environment (ACODE) (non daté) pour un exemple de cas en Ouganda].

Corruption administrative et flux financiers illicites. La corruption administrative contribue aussi à la prévalence des flux financiers illicites dans le secteur des ressources naturelles en Afrique (tableau 6.4). Les faiblesses des systèmes de gouvernance et leur manque de transparence confèrent aux fonctionnaires de l’État beaucoup trop de pouvoir discrétionnaire, ce qui les rend susceptibles d’accepter des pots-devin ou de détourner des ressources naturelles ou les recettes en provenant (Union africaine et CEA, 2014). 

Ces pouvoirs discrétionnaires des fonctionnaires peuvent aussi les conduire à conclure avec des sociétés multinationales des contrats les exonérant de tout ou partie de leurs obligations fiscales en échange de pots-de-vin, à l’encontre de la concurrence. Les sociétés multinationales encouragent souvent la corruption pour faciliter leurs flux financiers illicites (CEA, 2016).

Comme les flux financiers illicites bénéficient à la fois aux sociétés multinationales et aux fonctionnaires corrompus, il peut s’avérer difficile d’introduire plus de transparence pour y mettre fin en Afrique. C’est peut-être ce qui explique pourquoi les organisations qui luttent contre ces flux financiers illicites sont souvent sous-financées et ne sont pas dotées des pouvoirs qui leur permettraient d’engager des poursuites contre de tels flux (Union africaine et CEA, 2014 ; et CEA, 2018c).

Des mesures prises pour entraver tout ou partie de ce cercle vicieux des flux financiers illicites et de la mauvaise gouvernance pourraient aider dans cette lutte. Les pays d’Afrique souhaiteront peut-être planifier de façon stratégique leur lutte en choisissant en priorité les aspects de ce cercle vicieux les plus faciles à combattre, les autres étant ciblés ultérieurement. Par exemple, si les autorités douanières sont une niche efficace de leur administration nationale, le renforcement de leur capacité à prévenir les flux financiers illicites dans le commerce permettra de tarir les sources de fonds qu’utilisent des fonctionnaires corrompus pour empêcher une plus grande transparence vis-à-vis du public. À son tour, une telle action facilitera, sur le plan politique, la prise de mesures anticorruption.