Nous ne voulons pas savoir de quoi nous allons mourir

 Des années de dépistage génétique nous montrent que lorsqu’ils ont le choix, les gens préfèrent en savoir le moins possible.

En 1996, Mariannick Caniou, nonne française, découvre qu’elle n’a pas la maladie de Huntington, une affection neuro-dégénérative mortelle d’origine génétique. Un diagnostic qui la plonge dans une profonde dépression. Depuis très longtemps, elle est persuadée qu’elle est porteuse de la maladie qui a tué sa mère et sa grand-mère. Tellement qu’en réalité, toutes les décisions les plus importantes de son existence ont été prises en fonction de ça: elle ne s’est pas mariée, par exemple, n’a pas eu d’enfants. Si elle ne regrette pas son entrée dans les ordres, elle en vient à se demander si l’épée de Damoclès n’a pas non plus orienté son engagement religieux: « Tout ce que j’ai construit, ma vie, m’a semblé subitement aussi léger que l’air. »

Dans les années 1980, lorsque les médecins prennent conscience qu’un test prédictif de Huntington est en vue, ils ne présagent pas des réactions comme celle de Sœur Caniou. S’ils sont préoccupés par l’effet que le test pourrait avoir sur les individus concernés, ils se focalisent, et on les comprend, sur ceux dont le diagnostic sera défavorable. Ils libèrent même des lits dans les services de psychiatrie en vue d’un mini tsunami de conversions psychotiques. Le raz-de-marée ne déferlera jamais et pour cause: la mauvaise nouvelle sera en général bien accueillie chez les malades. Par contre, pour ceux comme Caniou chez qui le test va révéler une amnistie, les choses seront loin d’être aussi simples.

Contre-intuitif

Les tests génétiques prédictifs ont aujourd’hui une trentaine d’années, une période qui aura vu s’accumuler beaucoup de données sur la manière dont les individus sont susceptibles de réagir à des informations qui leur étaient auparavant impossibles à connaître. Avec l’essor des tests génétiques, les scientifiques disposent désormais d’une expérience de trois décennies et les conclusions que l’on peut en tirer sur le comportement humain sont assez surprenantes. Les faits laissent entendre que la grande majorité des individus réagissent d’une façon a priori contre-intuitive, ou du moins contraire à ce que les experts auraient pu envisager. Mais à l’heure où les tests génétiques se popularisent, l’irrationalité d’une minorité de terrifiés pourrait, en réalité, traduire la rationalité d’une majorité de sages.

Que les médecins n’aient pas réussi à anticiper la réaction de la population aux tests génétiques n’est pas dû à un manque de préparation. Dès les années 1980, des enquêtes ont été menées pour savoir comment les gens pouvaient appréhender de tels tests, si jamais ils étaient disponibles. Les réponses furent méticuleusement répertoriées et les programmes diagnostiques conçus en fonction. Problème: lorsque le test est devenu réalité, les patients n’ont pas réagi comme ils l’avaient eux-mêmes projeté.

Pourquoi savoir?

Huntington est l’une des premières maladies pour lesquelles un test prédictif -capable de dire à une personne en bonne santé au moment du test si elle tombera ou non malade – a été mis sur le marché en 1993. Un autre test, moins fiable, existait depuis 1986. La maladie neuro-dégénérative, qui se manifeste en général entre 40 et 50 ans, est causée par la mutation d’un seul gène – il suffit que vous héritiez d’une seule copie du gène défectueux pour développer la maladie. Auparavant, les familles vivaient dans les terribles limbes d’une connaissance partielle: l’enfant d’un parent malade avait une chance sur deux de développer la maladie. Avec le test, on allait pouvoir différencier à coup sûr les condamnés des graciés de la loterie génétique.

Lors des enquêtes préparatoires, environ 70 % des individus à risque ont déclaré passer le test dès qu’il serait disponible. En réalité, c’est un diagnostic auquel se soumettent seulement 15 % des patients susceptibles d’être porteurs du gène de Huntington – une proportion qui reste stable quels que soient les pays et les décennies. Des tendances similaires ont été observées avec des tests portant sur d’autres maladies cérébrales incurables, comme de rares formes familiales de la maladie d’Alzheimer et des démences fronto-temporales. La grande majorité des gens préfère ne pas savoir.

Et il y a une certaine logique là-dedans. Quel intérêt si vous ne pouvez rien y changer? Une logique confirmée par des données sur d’autres maladies, montrant que les tests diagnostiques sont d’autant plus pratiqués qu’il existe de réelles chances thérapeutiques. Environ deux-tiers des femmes qui se sont fait diagnostiquer un cancer du sein survivent a minima vingt ans – un pronostic doublé ces quarante dernières années -, principalement grâce à l’amélioration des traitements. Et si seuls quelques cancers du sein sont héréditaires, des enquêtes montrent que 60 % des femmes concernées par de tels risques se font tester.

Un choix irresponsable?

Aad Tibben, psychologue de la faculté de médecine de Leyde, aux Pays-Bas, travaille depuis trente ans sur les réactions des patients aux tests génétiques. Il explique que les 15 % qui se font tester pour une maladie incurable justifient en général leur décision par deux raisons. La première et la plus importante: ils veulent dissiper l’incertitude. La seconde: ils ne veulent pas transmettre des gènes défectueux à leur descendance. La première raison explique pourquoi le diagnostic est en général bien pris, du moins au début: toute nouvelle est un soulagement. Même s’il n’existe pas de traitement, les malades peuvent faire des choix reproductifs éclairés et préparer leur avenir.

Quant à la deuxième raison, le fossé entre ce que les gens disent qu’ils feront et ce qu’ils font en réalité a de quoi déconcerter. Les tests génétiques prénataux sont aujourd’hui couramment disponibles, mais chez les couples attendant un enfant et dont l’un des membres est porteur d’une maladie incurable, ils sont encore moins utilisés que les tests à destination des adultes à risque de maladie génétique. La plupart des parents choisissent de faire naître un enfant qui aura un risque de développer un jour la maladie équivalent au leur à l’époque de leur naissance. Pourquoi tant de gens sont-ils apparemment si irresponsables avec la vie de leurs enfants?

« Le désir d’enfant supplante tout le reste »

Une étude longitudinale publiée en 2016 par Hanane Bouchghoul et ses collègues chercheurs à la Pitié-Salpêtrière permet de décrypter ce processus décisionnel. Menée auprès de 54 femmes – porteuses du gène de Huntington ou épouses de porteurs -, elle montre que si un couple reçoit un résultat favorable lors d’un premier test prénatal, la majorité mène la grossesse à terme et ne fait pas d’autres enfants. La majorité de ceux qui reçoivent un test défavorable avortent et essayent de faire un autre enfant.

Il a suivi treize couples qui, après avoir été informés sur un test prénatal mais avant de l’avoir effectué, affirment qu’ils procéderont à un avortement si jamais le résultat est défavorable. Aucun d’entre eux ne tiendra en réalité cette promesse. Si le test est alors « bon », ils ont l’enfant et n’en font pas d’autres. Mais si le résultat est encore une fois « mauvais » et s’ils avortent une deuxième fois, ils changent de stratégie. Certains ont recours au diagnostic préimplantatoire, qui supprime le risque d’avortement, vu que seuls des embryons sans mutation délétère sont implantés.