«Changement». Le mot revient sans cesse dans la série des Paraboles, romans dystopiques écrits au début des années 90 par Octavia Estelle Butler. Le changement est la matérialisation que son héroïne, Lauren Oya Olamina, prête à Dieu. «Tout ce que tu touches, tu le changes. Tout ce que tu changes te change. La seule vérité permanente est le changement. Dieu est changement.» C’est ainsi qu’elle le «façonne», dit-elle, et cette prière évoque A Change is Gonna Come, bande-son du mouvement des droits civiques américains écrite par Sam Cooke. La même certitude étreint les récits d’Octavia Butler, auteure iconique décédée prématurément en 2006, à l’âge de 58 ans. Pourvu que l’on y croie, le changement adviendra. «Rien ne nous sauvera que nous-mêmes. Maintenant, sers-toi de ton imagination !»
«Une meilleure histoire»
De l’imagination, Octavia E. Butler, née en 1947 à Pasadena, en Californie, en était particulièrement dotée. Elevée par sa mère et ses grands-parents, fervents chrétiens baptistes, c’est une enfant solitaire et timide – une timidité encombrante, qui la complexait («la timidité, c’est de la merde. Ça n’a rien de mignon, de féminin ou d’attirant. C’est un tourment, et c’est de la merde», écrivait-elle en 1995 dans un recueil de nouvelles). Dyslexique, elle deviendra pourtant une écrivaine de science-fiction majeure. Son travail lui vaudra un large lectorat et de nombreuses récompenses institutionnelles, dont le prix de la Fondation MacArthur, dit «Bourse des génies», qui voit son lauréat recevoir 500 000 dollars pour poursuivre son travail sans s’embarrasser de considérations matérielles.
«Je suis écrivaine au moins en partie parce que j’ai pu fréquenter les bibliothèques municipales», disait Octavia Butler. «Je suis femme, je suis noire. Et je suis la fille d’un cireur de chaussures mort jeune et d’une serveuse qui n’avait pas reçu d’éducation mais connaissait le chemin de la bibliothèque.» Passant son temps à lire et écrire, little Octavia l’emprunta régulièrement. C’est en visionnant un «très mauvais film» de science-fiction, la Martienne diabolique, que cette fan de biologie et d’astronomie décide de se consacrer à la SF : «Je me suis dit «Seigneur, je peux écrire une meilleure histoire que celle-ci. Dire que quelqu’un a été payé pour ça…»»
Elle mettra une dizaine d’années à vivre de ses écrits et effectuera de nombreux petits boulots pour survivre – «tout sauf de la délinquance» -, même après avoir publié un ou deux romans. La dureté de ces jobs l’a encore plus déterminée à écrire, expliquait-elle en 1988 à la revue Fiction. En 1976, Butler entame la parution de sa première série, The Patternist. Ses thèmes de prédilection, la coercition et l’adaptation, la survie, les relations de domination, amoureuses, interraciales, sont déjà présents.
La série des Patternist a essaimé, comme toute l’œuvre de Butler. Pour concevoir une série de conférences et rencontres qui complétaient, en juin, la récente exposition «Afrocyberféminismes» à la Gaîté lyrique, à Paris, les commissaires Oulimata Gueye et Marie Lechner expliquent s’en être inspirées. «Le Motif nous a semblé particulièrement pertinent pour soutenir l’ambition de notre projet, à savoir : comment tisser les fils d’une communauté imaginaire et éphémère ? développe Oulimata Gueye. En faisant des recherches sur le cycle, on s’est rendu compte que toutes les thématiques que l’on avait listées, sur lesquelles on voulait travailler, avaient été traitées par Octavia Butler dans ses livres, d’une manière ou d’une autre.»
La série Xenogenesis et son héroïne, Lilith, enlevée par des extraterrestres, explore par exemple le genre et sa performativité à travers des personnages genderfluid, faisant d’Octavia Butler une «théoricienne du cyborg», selon la pionnière du cyberféminisme Donna Haraway, auteure du Manifeste cyborg. Les explorations génétiques menées sur Lilith rappellent aussi le cas de l’Afro-Américaine Henrietta Lacks, dont les cellules prélevées à son insu, appelées «HeLa», ont été largement utilisées pour des recherches en biologie. «Octavia E. Butler a beaucoup apporté à la compréhension des dilemmes éthiques soulevés par le cas d’Henrietta Lacks et des cellules HeLa», peut-on lire sur le site du cycle «Afrocyberféminismes».
«Une conscience sauvage»
«Les gens me fascinent, beaucoup plus que les machines et les choses», disait Butler. En cela, le futur plus ou moins proche est comme un décor qui servirait de prétexte pour interroger les hiérarchies entre êtres humains. «Je n’écris pas d’histoires sans problème, ce serait barbant, affirmait-elle. Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports des gens entre eux, la façon dont ils coopèrent ou s’opposent. C’est pour moi ce qu’il y a de plus fascinant dans un texte.»
Ce travail sur les personnages, le soin apporté à la description de ce qui les lie, est un des aspects les plus intéressants de son œuvre, «la marque de fabrique du talent», juge Fania Noël, auteure et militante afroféministe.
«J’ai une conscience énorme et sauvage, qui ne m’autorise pas à fuir les choses», répétait Octavia Butler, dont l’œuvre est traversée par ce vécu de descendante d’esclaves, son expérience de femme noire, pauvre et moche selon les canons de beauté occidentalo-centrés. Grande et large, elle avait une voix assez grave pour qu’on la prenne pour un garçon. L’auteure a souvent revendiqué sa solitude. «Je suis une écrivaine de 48 ans qui se souvient avoir été une écrivaine de 10 ans et qui espère un jour en être une de 80 ans. Je suis aussi confortablement asociale – une ermite en plein cœur de Los Angeles -, pessimiste si je n’y prends garde, féministe, noire, ancienne baptiste, un mélange d’huile et d’eau fait d’ambition, de paresse, de manque d’assurance, de certitude et d’entrain.»
Octavia Butler prête volontiers ses paradoxes à Lauren Olamina, l’héroïne des Paraboles atteinte d’un syndrome d’«hyperempathie» – elle ressent au centuple la douleur et le plaisir d’autrui. Dans un Etat en faillite miné par les guerres civiles et dirigé par un intégriste chrétien qui veut «rétablir la grandeur de l’Amérique», Olamina croit fermement que l’humanisme, le pacifisme et l’imagination sauveront le monde apocalyptique dans lequel elle vit. «Les Paraboles parlent de l’espoir comme concept radical», explique Fania Noël. Cet espoir extrême irrigue tous les écrits d’Octavia Butler, selon l’écrivaine afroféministe, et plus globalement la «Speculative Blackness», ces romans d’anticipation qui intègrent les rapports de race et les questionnents.
Son œuvre a souvent été rapprochée de l’afrofuturisme, «une avant-garde intellectuelle, artistique et anticapitaliste devenue un concept un peu fourre-tout», selon la commissaire d’exposition Oulimata Gueye. Mais Butler est, plus largement, une grande dame de la SF, auteure américaine majeure à avoir écrit sur la question noire et dont l’œuvre foisonnante déconstruit les mythes de la technologie, de la conquête et du pouvoir. «Loin de prédire le futur, la SF éclaire le présent», affirme Fania Noël. «Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, mais il y a d’autres soleils», espérait Butler.