Mais où est donc passée l’inflation ? Dans le monde, la hausse des prix est sur une pente d’à peine plus de 3 %. Dans la zone euro, c’est moitié moins. Idem aux Etats-Unis, où seulement 4 % des actifs sont au chômage, ce qui devrait gonfler les salaires. Janet Yellen parle de « mystère » . La présidente de la Réserve fédérale des Etats-Unis est pourtant l’un des personnages les mieux informés de la planète. Ses collègues économistes tentent eux aussi de comprendre ce qui se passe. Ils ne sont pas au bout de leurs peines.
Depuis longtemps, les économistes avançaient deux explications de l’inflation. La première, ramassée dans une formule célèbre par l’économiste libéral américain Milton Friedman – « L’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire », remonte au Moyen Age. Avec des épisodes fameux, comme l’arrivée en Espagne au XVe siècle de l’or et de l’argent venu d’Amérique, déclenchant une vague d’inflation qui se fit sentir jusqu’à l’empire moghol. Ou l’impression massive des assignats dans la France révolutionnaire pour financer le déficit budgétaire. Dans les années 1980, les analystes allaient encore chercher les signes précurseurs de l’inflation dans les « agrégats monétaires » comme M3. Mais avec l’essor de flux financiers devenus beaucoup plus imposants que les flux physiques, l’inflation « monétaire » se propage aujourd’hui surtout dans la finance.
La courbe de Phillips en panne
L’autre explication vient de Nouvelle-Zélande, où l’économiste Alban Phillips a dessiné à la fin des années 1950 une courbe montrant un lien empirique entre salaire et chômage. Quand le chômage monte, les salariés ont plus de mal à obtenir des augmentations. Il y aurait donc arbitrage entre emploi et inflation. Cette idée simple a engendré toute une littérature et une flopée de modèles économiques. Elle a aussi servi de guide aux banquiers centraux pour atteindre leur objectif de stabilité monétaire, qu’ils ont interprété comme le maintien de la hausse annuelle des prix à un rythme « proche mais inférieur à 2 % ». Le problème, c’est que la courbe de Phillips ne marche plus. L’impact du chômage sur les salaires semble avoir disparu depuis le début de la décennie. C’est ici que le mystère se forme.
Décortiquer le marché du travail
Dans les banques centrales, on a dépensé beaucoup d’énergie pour réinventer la courbe de Phillips en décortiquant le marché du travail. En Europe, les experts de la Banque centrale européenne ont pris en compte l’essor du sous-emploi . La « sous-utilisation de la main-d’oeuvre », deux fois plus élevée que le taux de chômage (18 % des actifs contre 9 %), pèse sur les rémunérations. Les économistes du FMI ont mis en lumière le lien entre montée du temps partiel subi et ralentissement des salaires. Aux Etats-Unis, leurs collègues de la Réserve de San Francisco ont regardé un autre mécanisme : le départ en retraite des « baby-boomers », bien rémunérés en fin de carrière, et remplacés par des jeunes payés au lance-pierre. D’autres chercheurs ont opposé la baisse des emplois à salaire moyen, pour cause de réorganisation et d’automatisation, à la croissance des emplois peu qualifiés et donc peu rétribués.
Des forces puissantes sont aussi à l’oeuvre. L’accumulation d’une dette colossale pèse sur l’activité et les prix. L’ouverture au monde des anciens pays communistes a doublé la main-d’oeuvre mondiale, et donc pesé sur les salaires. L’essor du numérique donne aux entreprises les moyens d’automatiser la production, d’éclater leur chaîne de production aux quatre coins du monde en quête des coûts les plus bas, de créer des plates-formes supprimant les intermédiaires qui faisaient gonfler les étiquettes.
Mais il faut aller plus loin que ces explications globales pour essayer de voir ce qui se passe dans la formation des prix, plus précisément dans ce que les Anglo-Saxons appellent le « pricing power » – la capacité à augmenter les prix. Du côté des salariés, c’est facile : le « pricing power » de la plupart d’entre eux a diminué ces dernières décennies (nouvelles organisations du travail, désyndicalisation, concurrence mondiale renforcée , déréglementations, actionnaires devenus très gourmands, etc.).
Forces puissantes et méconnues
Du côté des entreprises, c’est plus compliqué. Car il y a deux lectures opposées. Première lecture : les entreprises ont perdu du terrain. Avec l’arrivée de nouveaux concurrents et l’effet des nouvelles technologies, elles doivent sans cesse raboter leurs prix tout en innovant. Cette pression à la baisse est mal intégrée dans les indices de prix, qui ont du mal à refléter l’apport des innovations. L’économiste Philippe Aghion estime par exemple implicitement que, sur la période 2006-2013, la hausse des prix en France a été surévaluée de 0,6 % par an. Il y aurait donc encore moins d’inflation qu’on ne le croit !
Seconde lecture : les entreprises ont au contraire accru leur emprise, parce qu’elles ont gagné des parts de marché ou fusionné. Aux Etats-Unis, les cinquante premières entreprises de la finance, du transport ou du commerce ont accru leur part de marché de 10 points en quinze ans. Et les marges faites par les entreprises cotées sont passées depuis 1980 de 18 % de leurs coûts de production à 67 % ! Mais les deux lectures ne sont pas incompatibles. Il est possible que des forces à la fois puissantes, divergentes et méconnues soient à l’oeuvre sur la formation des prix. Il est possible aussi que l’accalmie soit seulement temporaire. Le mystère de l’inflation ne serait alors que la mesure de notre ignorance.