Le pays a produit des artistes dont la renommée a franchi les frontières nationales. Mais vivent-ils réellement du fruit de leur travail ? Intéressent-ils le grand public ? Ont-ils la reconnaissance officielle? Enquête.
Kinshasa est une ville unique. Elle est connue pour son ambiance qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, à en croire certains « spécialistes ». Les arts en général y occupent une place de choix, comme la musique, qu’on entend partout et la peinture, entre autres. Même si les monuments sont rares, des tableaux, des sculptures, peuplent quelques-unes de ses rues ou sont exposés à même le sol. Des curieux, étrangers ou nationaux s’arrêtent, les yeux attirés par la beauté des couleurs et des formes. Certains achètent, sans se demander si ce sont des originaux ou de pâles copies. Il n’est pas rare de trouver sur le marché des œuvres grossièrement imitées mais signées Lema Kusa, Franck Dikisongele, Mavinga, Moke et tant d’autres, vendues au nez et à la barbe de leurs auteurs qui ne font que constater, impuissants, cette pratique. Mais y a-t-il pour autant un marché de l’art en République démocratique du Congo ? Tous les artistes affirment que ce marché existe bel et bien, mais qu’il n’est pas organisé. « L’art aide à redorer l’image d’un pays. Nous en avons grand besoin.
Les artistes inspirent le respect partout où ils se rendent. Jadis, grand mécène, le président Mobutu l’avait compris et il n’hésitait pas à nous envoyer en masse représenter notre pays aux quatre coins du monde.
Il avait su nous redonner de l’espoir et nos œuvres se vendaient très bien», se rappelle le peintre Lema Kusa, professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa. Même son de cloche du côté de Ferdinand Ngufulu Okayis et Christophe Mukaz, respectivement président et vice-président du célèbre marché des Bikeko, à la Gombe. Pour eux, « les autorités devraient mettre de l’ordre dans ce secteur prometteur qui peut renflouer les caisses de l’état et mettre fin à plusieurs sorties frauduleuses de nos œuvres d’art qui se retrouvent éparpillées partout sans que personne ne fasse un geste pour sauvegarder nos richesses qui se perdent petit à petit ».
Charles Tumba Kekwo, président de la section congolaise de l’Association internationale des critiques d’art (AICA) relevait de son côté, en 2013, que « le pays connaît une absence de structures d’encadrement pour promouvoir les œuvres d’art et les artistes ».
Une œuvre d’art n’a pas de prix
Si le marché existe, malgré le manque d’organisation, l’artiste plasticien congolais vit-il de son œuvre ? Combien coûte sa création ? Les peintres et autres sculpteurs reconnaissent unanimement qu’une œuvre d’art n’a pas de prix. Les tableaux d’un Lema Kusa coûtent entre 100 dollars, pour un « Congolais moyen », et 10 000 dollars, pour un « Congolais aisé. » D’après lui, la valeur d’une œuvre dépend du plaisir qu’elle procure à son auteur, content de l’avoir réussie, du milieu où elle a été réalisée et de la renommée de l’artiste. Le peintre Franck Dikisongele, enseignant à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa, estime pour sa part que l’achat d’une œuvre d’art n’est qu’un symbole. Au Village des artistes du zoo, un pot de fleurs en malachite vaut 2500 dollars; une carte du Congo fabriquée avec la même matière coûte 50 dollars. Une œuvre peut coûter 100 dollars aujourd’hui et être vendue 1000 dollars ou plus et s’acquérir beaucoup plus cher des années plus tard. Franklin Kapongo, qui a longtemps travaillé en Côte d’Ivoire et qui est rentré au pays, dit avoir été exploité par un ambassadeur en poste en Europe. Il produisait trois cents statues par an. Après avoir été victime d’un accident vasculaire cérébral, il ne travaille plus que d’une seule main. Vivant difficilement avec sa famille, il espère être aidé par des hommes de bonne volonté ou rencontrer le ministre de la Culture. Sa situation ne l’empêche pas d’avoir le sens de l’humour. Avec un large sourire, il affirme avoir l’habitude de fixer le prix d’une œuvre à 200 dollars. Mais « à la vue de quelqu’un qui sent l’argent ou le parfum à des kilomètres à la ronde », elle peut coûter 600 dollars. Au Trompe l’Œil par contre, un showroom du sculpteur et décorateur Yves Melick, assassiné il y a quelques mois à son domicile, les prix ne varient pas en fonction de la position sociale des uns et des autres. L’œuvre la plus abordable, un masque, revient à 100 dollars et la plus extravagante 600 dollars. En clair, le prix d’une œuvre d’art se fixe à la tête du client.
Chute des ventes
Un constat cependant : depuis une vingtaine d’années, les ventes ont fortement chuté à cause des multiples guerres qu’a connues le pays et qui ont fait fuir les touristes, selon les artistes. Ils s’accordent tous sur le fait que leurs œuvres se vendaient mieux à l’époque de Mobutu. Depuis la fin de son régime, certains politiques ont essayé, tant bien que mal, de lui emboîter le pas, mais ils n’ont jamais pu redonner à l’artiste sa place d’antan sur le plan national et international. Franklin Kapongo, sculpteur en plein air, évoque avec nostalgie le temps où tous les dignitaires de Mobutu « valorisaient les artistes. » Tous se demandent pourquoi “les dirigeants n’offrent jamais de CD à leurs hôtes étrangers alors qu’ils ne parlent que des chanteurs, mais bien des œuvres d’art de ceux dont ils ne connaissent même pas le nom. Dans bon nombre de nos ministères, les bureaux sont ornés d’œuvres chinoises, indiennes de mauvaise qualité et très fragiles mais achetées à des prix exorbitants, alors que les nôtres moisissent dans nos ateliers de fortune. Cela s’appelle souffrir d’un complexe d’infériorité. » Pourtant, Lema Kusa dont la clientèle est composée de Congolais et d’expatriés, affirme que la situation ne cesse de s’améliorer. Autre grief, le peu d’intérêt de la majorité des Congolais pour l’art plastique qu’ils assimilent à la sorcellerie ! Les artistes plasticiens se plaignent d’être abandonnés à leur triste sort et tirent à boulets rouges sur la Société congolaise des droits d’auteur (Socoda). Ils sont énervés et agacés quand on l’évoque. Globalement, ils estiment qu’elle ne joue pas son rôle. « La Socoda est pourtant chargée de protéger les œuvres de ses membres, notamment contre la piraterie qui bat son plein. Or, elle prétend qu’elle n’a toujours pas les moyens de sa politique. Elle fait la part belle aux chanteurs. Plutôt que d’y adhérer, nous préférons nous tourner vers les étrangers qui apprécient, comprennent et achètent ce que nous produisons. Les droits d’auteur sont le salaire de l’artiste. Cela devrait être compris par tous », dit Franck Dikisongele, qui est membre de la Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (SABAM). Il a la chance d’exposer un peu partout dans le monde quand il n’est pas dans son atelier de Kinshasa.
Misère et splendeur de l’art congolais
Paradoxe des paradoxes, le pays n’a presque pas de musée. Ce que confirme Lema Kusa : « C’est vrai, la RDC n’a pas de musée à proprement parler. Or, avec l’art traditionnel, nous occupons une place de choix dans le monde. » Pour être visibles, les artistes se tournent vers des particuliers qui possèdent des galeries et organisent des expositions. C’est le cas, notamment du Monde des Flamboyants, un centre culturel créé par la Trust Merchant Bank (TMB) en 2009. Comprenant 800 m², situé dans la commune de la Gombe, il est ouvert aux peintres, sculpteurs et photographes. L’idée de départ était de promouvoir l’art congolais auprès des Congolais. Claude Kazadi, chargé des relations extérieures au Village des artistes du zoo, affirme que les propriétaires des galeries profitent des expositions pour toucher d’importantes commissions et ne s’intéressent qu’aux artistes célèbres. « Le Monde des Flamboyants ne touche aucune commission sur les œuvres vendues. Tout revient à l’artiste », insiste Kris Pannecoucke, chargé des idées créatives à la TMB. « L’art met fin à la pauvreté, au chômage », soutient Franklin Kapongo qui encadre quelques jeunes désœuvrés qui erraient à travers la ville. Aujourd’hui, faute de moyens, ils ne peuvent plus progresser et risquent de revenir à la case départ. Misère et splendeur de l’art congolais, pourrait-on être tenté de dire en entendant les uns et les autres se plaindre de leurs conditions de travail et de vie. Au marché des Bikeko, un des hauts lieux du commerce des œuvres d’art dans la capitale, l’heure n’est pas à l’optimisme. Les artistes dénoncent le fait que leur site a souvent été délocalisé. Situé jadis au niveau de la gare centrale avant d’être détruit, il se trouve actuellement à Royal. Les artistes qui y travaillent attendant toujours que le Premier ministre tiennent sa promesse d’il y a deux ans portant sur la modernisation de leur site.
Pour le moment, leurs œuvres ne sont pas conservées dans des conditions idéales. Exposées aux intempéries, elles sont également l’objet de vols fréquents. D’où leur conviction qu’ils sont le dernier des soucis de leur ministère de tutelle. Comme tous leurs confrères, ils ne cessent de clamer : « Nous sommes porteurs de messages de paix, de tolérance, de changement, de progrès. Nos œuvres ne sont pas le fait du hasard, mais le fruit de notre inspiration. »