Demain paraît au Royaume-Uni, aux éditions Polity, un petit livre dont chaque page semble justifier l’existence même de cette chronique «Historiques». Il évoque bien des sujets et des problématiques dont beaucoup ont été ici abordés depuis deux ans, d’une façon ou d’une autre, en fonction de l’actualité hebdomadaire. Son titre, History : Why it Matters, pourrait se traduire par «pourquoi l’histoire compte». Il n’y a pas de point d’interrogation au bout de cette phrase. Il n’y a pas de point d’interrogation parce que ce n’est pas une question mais le rappel d’un enjeu de tous les jours mis au défi par le présent : en quoi et à quel point l’histoire, en tant que discipline et méthode pour penser le monde, est nécessaire. Aujourd’hui plus que jamais, comme l’affirme à raison l’auteure dans le titre de son premier chapitre.
Personne mieux que Lynn Hunt, historienne américaine spécialiste de la Révolution française et de l’Europe des Lumières, pouvait s’affranchir d’un tel exercice, dont on devine, par déduction, les contraintes éditoriales : écrire pour le grand public un livre d’une centaine de pages sur l’importance et la nécessité de l’histoire, à l’échelle globale. Réputée pour sa clarté et sa concision, sa prose sert sans mollir ce projet, qui s’organise autour d’un thème, la vérité historique, et ses variations, notamment par rapport à la politique et à l’idéologie, à l’ère des fake news et de la post-vérité.
En prenant pour point de départ la négation de l’Holocauste par les révisionnistes et la mise en doute par Donald Trump du lieu de naissance de Barack Obama (Hawaï), Lynn Hunt établit d’emblée son propos : quelle que soit l’échelle, la vérité historique, aussi irréfutable et prouvée soit-elle, fondée sur des archives, des traces et des témoignages, n’est jamais à l’abri de menaces bien plus grosses qu’elle. Qu’il s’agisse de nier la mort de 6 millions de Juifs ou de contester le lieu de naissance d’un homme d’Etat malgré un certificat officiel dûment enregistré par l’administration, le pouvoir de nuisance du mensonge est le premier péril pour la démocratie. Les dictateurs le savent, premiers à imposer une lecture monolithique de l’histoire, à l’image du général Suharto qui passera sous silence la purge anticommuniste, estimée à 500 000 morts, qui accompagna sa prise de pouvoir en Indonésie.
L’histoire est riche de ces drames politiques (l’apartheid, le génocide arménien, les exactions japonaises en Chine et en Corée, la colonisation française en Afrique, etc.) qui occasionnent de véritables «guerres de mémoire». De l’énormité du mensonge à l’établissement d’une vérité objective, la route est pourtant beaucoup plus tortueuse et plus longue qu’il n’y paraît. Elle prend aussi bien des directions. Or c’est là l’un des grands mérites du livre de Lynn Hunt : montrer, à force de questions et d’exemples pris dans le monde entier, comment les outils de l’histoire parviennent à découdre la trame du temps, des faits et de leur interprétation. Car l’historien·ne n’a pas seulement vocation à défaire les mythes, à lutter contre les visions dogmatiques ou autoritaires, mais aussi à considérer les différents points de vue et à analyser les fluctuations de l’histoire.
L’enjeu symbolique incarné par les monuments le dit bien. Des ruines ruinées de Palmyre à la contestation récente des statues des confédérés aux Etats-Unis, le savoir et le pouvoir sont engagés dans une lutte complexe qui peut aboutir à de superbes paradoxes : le vandalisme révolutionnaire n’aboutira-t-il pas à l’éloge de la conservation, à travers la création des premiers musées ?
L’histoire change et les historien·ne·s avec. Les outils évoluent (qui pouvait prouver, avant les tests ADN, la paternité de Jefferson des six enfants de son esclave Sally Hemings ?), les méthodes et la lecture des événements aussi. L’eurocentrisme, qui a trop longtemps prévalu en histoire, s’est effrité sous le coup d’une globalisation de la discipline et de la démocratisation du corps professoral et estudiantin, en particulier aux Etats-Unis et en Angleterre, où la population née à l’étranger a plus que doublé entre 1993 et 2015, pour atteindre environ 13,5 % dans les deux pays. La profession se féminise aussi, alors que l’histoire ne cesse d’élargir son champ pour inclure désormais à peu près tous les sujets «depuis les déchets en Mésopotamie jusqu’au surf à Sydney à l’époque contemporaine». De l’étude des «Etats-nations» à celle de la citoyenneté et des identités, l’histoire accompagne son temps et, sans changer de nature, se modifie sous l’influence de nouveaux objets – l’environnement, l’immigration, le climat, les animaux, les microbes. Ce qui fait d’elle une discipline incroyablement vivante.
Le tour de force de «pourquoi l’histoire compte» est bel et bien d’analyser l’histoire sous tous ses aspects – méthodologiques, historiographiques, sociologiques, etc. – y inclus sous ses deux principales formes, universitaire et populaire, depuis le temps présent,tant il est vrai que l’histoire est une réflexion toujours recommencée sur notre époque. Pour autant, il ne s’agirait pas de confondre ce point de départ méthodologique avec l’objet de la discipline : le passé, proche ou lointain. Si Lynn Hunt reconnaît que l’histoire de la nuit avant l’éclairage au gaz ou celle du travail avant la communication sans fil ont tendance à s’éloigner inexorablement de notre compréhension, elle met en garde contre la tendance croissante au présentisme, dont le (bon) dosage représente «un défi constant».
C’est ce défi que Lynn Hunt, à la fois passionnée par son sujet et mesurée dans son jugement, relève précisément dans son livre, qui se lit à la fois comme une introduction et une synthèse sur les enjeux posés aujourd’hui par l’étude du passé. L’historienne nous en indique la subtilité, les exigences et, surtout, la vertu première, qui est de nous obliger à porter un regard critique, et toujours revitalisé, sur le monde qui nous entoure.