Quand le divorce entre Le Monde et Bolloré tourne au vinaigre

Série d’été : les stars dans le prétoire. Depuis 2012, le quotidien du soir et l’industriel breton sont en conflit sur la participation détenue par Le Monde dans le quotidien gratuit de Bolloré.

SOUVENEZ-VOUS. En févier 2007 apparaît un nouveau quotidien gratuit baptisé Matin Plus – il sera ensuite rebaptisé Direct Matin, puis CNews Matin. C’est la première incursion dans la presse d’un industriel breton, Vincent Bolloré. Pour réduire les risques, il s’est associé au plus prestigieux quotidien français, Le Monde. C’est Alain Minc qui a joué les entremetteurs: il est à la fois conseil de longue date de Vincent Bolloré et président du conseil de surveillance du Monde.

Mariage de la carpe et du lapin

En pratique, plusieurs accords sont passés. D’abord, Le Monde (et sa filiale Courrier International) fournissent quatre pages par jour à Matin Plus, pour 2,8 millions d’euros par an. Ensuite, un rédacteur en chef du Monde est détaché pour s’occuper de Matin Plus, via un contrat de prestation de services. De plus, le gratuit se fait imprimer sur les rotatives du Monde. Enfin, le quotidien du soir prend aussi 30 % du capital du gratuit (avec une option pour monter à 50 %), et un des trois sièges au conseil d’administration.

Lors du lancement, le groupe Bolloré souligne « le soutien du Monde », qui fait partie des « fondamentaux » du gratuit. Réciproquement, le directeur du Monde Jean-Marie Colombani vante dans ses colonnes les bienfaits de ce mariage de la carpe et du lapin.

« Bolloré ne veut pas se fâcher avec ses amis »

Las! Les deux conceptions éditoriales s’avèrent vite divergentes. Le Monde se pince le nez en voyant dans Matin Plus des articles à la gloire de la chaîne de télévision de Bolloré (Direct 8, devenue C8), ou de la voiture électrique de Bolloré (Autolib), ou des potentats africains en affaires avec Bolloré (Omar Bongo, Paul Biya, Blaise Compaoré…).

Deux clashs sont mêmes rendus publics. En 2007, Matin Plus trappe un article hongrois traduit par Courrier international qui critique la police française. « C’est Vincent Bolloré lui-même qui aurait pris cette décision », accuse alors Alexandre Levy, chef de service à Courrier international. « Nous avons une charte éditoriale prévoyant que nous faisons un journal neutre. Là, on avait un article qui était extrêmement désagréable pour la France parce qu’il comparait ce que faisaient ses fonctionnaires à ce qui se passait au temps de l’URSS », se défend le groupe Bolloré, qui, face au tollé, finira par publier l’article.

Rebelote en 2009. Un article fourni par Le Monde et qui critique le pass Navigo est supprimé à la dernière minute. L’affaire est révélée par Rue 89, qui estime que l’industriel breton n’a pas voulu fâcher la RATP, qui distribue le quotidien gratuit.

Le journaliste François Bonnet, chargé au Monde du partenariat, racontera plus tard: « Vincent Bolloré ne fait pas du journalisme, ce n’est pas son métier. Il ne sait pas ce qu’est un journal. Son obsession est de ne pas se fâcher avec ses pairs, ses amis, les gens avec qui il est en affaires. Par ailleurs, on connaît les orientations politiques de Bolloré. Le journal est à sa main et il fait ce qu’il veut. Il suffit de regarder les unes des gratuits de Bolloré qui sont des photos publicitaires du gouvernement [Sarkozy] ». 

Bolloré décide de divorcer

Pour ne rien arranger, Alain Minc quitte Le Monde en 2008. Bolloré décide alors de divorcer. D’abord, en 2009, il quitte l’imprimerie du Monde, au prétexte que la qualité d’impression est trop mauvaise. Puis, en 2011, il résilie le contrat de prestations de services. Enfin, en 2012, le contrat de fourniture de contenu arrive à expiration sans être renouvelé.

Reste à régler la question des 30 % que détient Le Monde dans le quotidien gratuit. Une question qui s’avère épineuse, et qui n’est toujours pas réglée sept ans après, même si cette participation a été diluée au fur et à mesure, et ne s’élève plus qu’à 2 % fin 2016. Dans un premier temps, Le Monde réclame 1,3 million d’euros pour sa participation, mais Bolloré l’éconduit. Le Monde attaque alors Bolloré devant le tribunal de commerce de Paris, réclamant 1,3 million d’euros, plus un éventuel complément de prix si le gratuit est revendu pour une valeur supérieure.

Mais, en janvier 2013, le tribunal de commerce déboute Le Monde sur la fixation du prix à 1,3 million d’euros. 

Le tribunal juge que doit s’appliquer le dispositif prévu dans les accords en cas de « différend irrémédiable » entre les ex-associés. C’est-à-dire que Bolloré est bien obligé de racheter la participation du Monde. Toutefois, en cas de désaccord sur le prix, ce dernier doit alors être fixé par une banque d’affaires choisie d’un commun accord. 

Et, en cas de désaccord sur la banque, c’est le président du tribunal de commerce qui doit la désigner. Mécontent, Bolloré fait appel, mais en vain, et est débouté par la cour d’appel de Paris en avril 2014, qui confirme la décision du tribunal de commerce.

Aucune des parties n’a voulu dire ce qui s’est passé depuis. Le Monde répond juste que le litige est toujours en cours quatre ans après. En tous cas, l’affaire n’est apparemment pas allée en cassation. 

7,2 millions d’euros de pub en moins

Hasard ou coïncidence, à la même époque, Havas (filiale du groupe Bolloré) réduit ses investissements publicitaires dans les journaux du groupe Le Monde. 

Le manque à gagner dû au « boycott d’Havas » s’élèverait à 3,2 millions d’euros en 2014, puis 4 millions d’euros en 2015, indique un document présenté au conseil de surveillance du Monde et révélé par Le Canard enchaîné. Ce manque à gagner est même chiffré à 16 millions d’euros, soit un an de chiffre d’affaires avec Havas, par le livre Vincent tout puissant.

L’hebdomadaire comme le livre supposent tous deux que ce boycott est dû à deux articles qui n’ont pas plu à Vincent Bolloré, mais ces articles ne sont pas des brûlots: un portrait dans M le magazine, ou un article sur le port d’Abidjan. Mais une autre explication est sans doute le litige sur le quotidien gratuit, litige qui n’était pas connu jusqu’à présent.

Quoiqu’il en soit, il n’y a pas de quoi pleurer sur le lait renversé: le quotidien gratuit de Bolloré, contrairement à son rival 20 minutes, n’a jamais été rentable, et cumule depuis son lancement 110 millions d’euros de pertes cumulées… Interrogé, le groupe Bolloré n’a pas répondu.