Avec la masse d’argent qu’il brasse actuellement, le marché parallèle prend une importance telle que les banques et les institutions financières rivalisent d’initiatives pour capter cette manne. Objectif : insérer ses activités dans les stratégies de développement.
Kinshasa accueille, du 2 au 4 novembre, la dixième édition de la Conférence économique africaine (CEA), autour du thème : « Lutter contre la pauvreté et les inégalités dans le Programme de développement pour l’après-2015 ». Organisées avec l’appui du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et de la Banque africaine de développement (BAD), ces assises s’inscrivent dans le cadre de la Position commune de l’Afrique et de l’Agenda 2063 de l’Union africaine (UA), visant l’éradication de la pauvreté. Les participants vont donc identifier les actions concrètes pour la réduction de la pauvreté et des inégalités. Les assises de Kinshasa vont explorer les politiques et les cadres institutionnels et réglementaires pour réaliser les investissements nécessaires à la réduction de la pauvreté et des inégalités en Afrique, y compris les importantes inégalités entre les régions, explique un des organisateurs.
D’après le démographe Benoît Bilomba, la résorption des inégalités entre pauvres et riches est le cadet des soucis des dirigeants africains. « Face à la déconfiture et à la désertion des pouvoirs publics, le secteur informel est venu, en quelque sorte, à leur rescousse », affirme-t-il. Le pourcentage de la population vivant avec moins de un dollar par jour a chuté de 52 % à 22 % entre 1981 et 2014 dans les pays développés, alors qu’il est en train de remonter en Afrique depuis 2006. La décennie 1980, on le sait, marque le début de la crise économique et la mise de l’Afrique sous administration du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Avec la crise économique, implicite bien avant les années 1970, le secteur informel de l’économie a pris de l’ampleur au point de concurrencer, à son avantage, le secteur formel.
Explication du phénomène
« Que de temps perdu aujourd’hui à élaborer des plans de sauvetage, à réduire des dettes, alors que, entre-temps les populations doivent vivre ou plutôt survivre ! D’où la floraison, la prolifération et l’ampleur des activités du secteur informel », constate Benoît Bilomba. Quelles sont les causes de cette émergence ? À quel type de difficultés se heurte-t-il ? Est-ce un frein ou un facteur de développement ? Il existe plusieurs définitions du concept de secteur informel. Deux paraissent pertinentes. On désigne par secteur informel les activités économiques qui se réalisent en marge de la législation pénale, sociale et fiscale ou qui échappent à la comptabilité nationale. C’est l’ensemble des activités qui échappent à la politique économique et sociale, et donc à toute régulation de l’État. « Dans tous les cas, les deux définitions se recoupent puisqu’elles soulignent l’idée de fraude », souligne Bilomba.
Paradoxalement, ce secteur, censé être « frauduleux », fonctionne allègrement au nez et à la barbe de tous. Complaisance ? Ambiguïté de l’État ? Des trois secteurs connus (primaire, secondaire, tertiaire), où classer l’informel dans la mesure où toutes les activités y sont représentées ? Banques traditionnelles, ateliers de réparation, cybercafé (téléphone et Internet), immobilier (location et vente de logements), hôtellerie (maisons closes), médecine de proximité (dispensaires), marchands ambulants…, tous s’y côtoient. « D’où la gêne qu’éprouvent certains économistes pour appliquer la notion de secteur aux activités dites de l’informel », fait remarquer le démographe.
Au Congo, le secteur informel a désormais droit de cité au même titre que ses trois rivaux. Bilomba donne les raisons qui ont conduit à son émergence : « Entre 1950 et 1980, l’Afrique s’est distinguée par un boom démographique inversement proportionnel à la croissance économique. Avec un revenu per capita inférieur à 1 000 dollars, les pays africains n’ont pas moins franchi le cap de 24% de croissance démographique par an. Preuve s’il en était que pauvreté et forte natalité font bon ménage, selon le proverbe qui dit que le lit du pauvre est fécond », explique-t-il.
« Au cours de la même période, la population urbaine croissait au rythme de 6% par an et celle des quartiers périphériques de 10%, alors que l’accroissement des emplois offerts dans le secteur formel ou secteur moderne ne représentait que 2%. Très vite, la demande d’emplois est apparue supérieure à l’offre. Le développement du chômage urbain, conséquence logique de la crise économique, s’est accompagné de l’émergence et de l’essor du secteur informel. C’est une question de survie de ces populations rejetées par le secteur formel », poursuit-il.
Refuge des exclus du secteur officiel
Le secteur informel joue un rôle d’adoption des migrants et un rôle d’accueil des agents économiques exclus du secteur officiel. C’est une zone tampon entre le secteur traditionnel rural (le monde paysan où le troc est roi) et le secteur moderne. La fin du troc a poussé la population rurale vers le secteur informel, faute d’être captée par la Fonction publique et les entreprises privées. Le commerce de proximité et la divisibilité des produits, et leur demande évolutive en raison de la faiblesse du pouvoir d’achat, est un facteur qui renforce le couple vendeur/acheteur.
Cette relation, au-delà de sa fonction économique, favorise une convivialité absente dans le secteur formel où les prix ne donnent pas lieu à des négociations. L’adoption et la mise en œuvre des politiques d’ajustement structurel avec leurs effets pervers (réduction des salaires, diminution des effectifs de la Fonction publique, privatisation des entreprises d’État…) ont contribué à la dévalorisation du secteur public et, donc, au gonflement du nombre d’agents opérant dans le secteur informel note-t-il. « Bref, il y a un dédoublement du secteur formel en secteur informel où chaque activité dite en règle a une réplique. L’informel et le formel sont donc intimement liés, ne serait-ce que par la monnaie dont ils font un usage commun. En définitive, c’est l’incapacité de l’État à répondre aux besoins fondamentaux de la population dans les domaines de l’emploi, de la santé, du logement et de l’éducation qui est à l’origine du foisonnement du secteur informel », relève Benoît Bilomba.
Au Congo, le secteur informel se caractérise par ses opérations de financement novatrices et l’insuffisance de ses liens avec le secteur moderne. Les entraves d’accès aux crédits des institutions financières se révèlent comme le facteur primordial de limitation des entreprises du secteur informel. En l’absence de prêts bancaires, les chefs d’entreprises du secteur informel ont innové et introduit de nouveaux types de marché financier : associations d’épargne et de crédit par roulement, prêts sur gages… « Les ristournes (likelemba) permettent d’avoir du crédit par roulement.
Ces marchés financiers, non structurés, se sont dotés d’instruments qui répondent aux besoins de leur clientèle : celle qui aimerait épargner et celle qui serait à la quête de fonds pour investir. La croissance économique tirée essentiellement de l’exploitation des matières premières n’est pas synonyme de progrès social en Afrique. « Les forts taux de croissance ne s’accompagnent guère d’une réduction du chômage ni de l’amélioration du pouvoir d’achat. Le secteur informel, en Afrique, a pris une importance telle que la Banque mondiale et le FMI ont pris la bonne résolution de l’encourager – fait rare de la part de ces institutions qui veulent faire fonctionner les sociétés africaines à l’image de l’Occident – et, dorénavant, d’insérer ses activités dans les stratégies de développement du continent », commente Bilomba.
On suppose que l’État leur facilitera l’accès aux crédits bancaires afin d’améliorer leurs conditions de travail. « Les activités du secteur informel jouent un rôle dynamique dans les économies africaines. C’est même le point de vue du Bureau international du travail (BIT) qui, pour la première fois, a mis l’accent sur les aspects positifs de ce secteur. Il s’avère rentable, productif et créatif », précise Bilomba.
La contribution du secteur informel au PNB des pays africains est évaluée en moyenne à 20% et hors secteur agricole à 34%. Le commerce représente environ 50% de la production du secteur informel, la production manufacturière 32%, les services 14% et les transports 4%. Selon l’ONU, les pays africains doivent se proposer d’utiliser ce secteur, source de créativité, d’esprit d’entreprise et terrain fertile d’apparition d’une éthique du travail fondée sur une forme nouvelle d’autonomie qui pourrait, en fin de compte, constituer la base solide de développement durable.
D’où l’idée de repenser le processus évolutif spécifique du secteur informel qui est un facteur de développement de l’Afrique. «Le vrai problème qui se pose est celui de l’articulation des deux secteurs. L’idéal serait qu’ils fassent bon ménage. Le développement se fera dans ce dualisme ou ne se fera pas», insiste Benoît Bilomba.