«La police en France n’est pas raciste.» Cette formule revient comme une rengaine depuis quelques jours dans la bouche des syndicats de policiers, du ministre de l’Intérieur et de nombreux commentateurs et responsables politiques, façon de mieux se démarquer des agissements qui secouent l’Amérique.
Outre que cette formule a été pour partie contredite ces derniers jours par la révélation de discours explicitement racistes et choquants de la part de policiers (forum de discussion Facebook rassemblant 8 000 membres des forces de l’ordre, groupe WhatsApp, etc.), elle témoigne d’une appréhension très spécifique, et réductrice, de la notion de racisme, qui conduit bien souvent à l’incompréhension et à des débats viciés. A bien des égards le problème n’est pas tant de savoir si la police, dans son ensemble, est explicitement raciste, que de rappeler que l’institution policière, par son fonctionnement routinier, produit des traitements différenciés et discriminatoires sur une base ethno-raciale quelles que soient les intentions des agents. En France, le racisme a été conceptualisé, et pénalisé, comme relevant essentiellement de discours d’incitation à la haine raciale. Le racisme, ce serait d’abord des propos, des discours, formulés intentionnellement. Depuis plusieurs décennies cependant, les recherches en sciences sociales à l’échelle internationale invitent à une appréhension plus large des phénomènes racistes : ils ne relèvent pas que des discours et des intentions, mais aussi de discriminations, de traitements différenciés (intentionnels ou non) de certains groupes à qui l’on attribue des caractéristiques spécifiques du fait de la couleur de leur peau ou de leur origine supposée. C’est ce qu’on entend par racisme ou discrimination institutionnelle. Pas besoin d’une intention explicitement raciste ou d’une adhésion à l’extrême droite pour traiter différemment, et négativement, certaines personnes en fonction de représentations et de mécanismes institutionnels enracinés.
Les contrôles d’identité pratiqués par la police en France, dont il a été démontré qu’ils ciblent de façon disproportionnée des jeunes hommes perçus comme noirs et arabes, relèvent de la discrimination institutionnelle. Pas besoin en effet pour qu’un tel traitement différencié se produise que les policiers soient explicitement racistes. Il suffit qu’ils aient incorporés de façon inconsciente, au point que cela fasse partie de la culture de l’institution, que certaines personnes sont intrinsèquement plus dangereuses pour la sécurité publique.
De la même façon, certaines techniques d’intervention, comme le plaquage ventral ou la clé d’étranglement, sont peut-être pratiquées de façon disproportionnée en direction de certaines catégories populations, dont on aurait l’image qu’elles seraient particulièrement fortes ou résistantes… naturalisations biologisantes qui, sans avoir besoin de passer par le discours ou les intentions, produisent des traitements différenciés et des morts.
Des représentations incorporées
Les deux phénomènes ne sont évidemment pas disjoints. La récente enquête du Défenseur des droits qui démontre une «discrimination systémique» de la part de policiers à l’égard d’habitants du XIIe arrondissement de Paris en atteste. Dans ce cas, des insultes racistes – «sale Noir», «Libanais de merde» «babines de pneus» – étaient associées à des palpations et violences physiques, une forme de harcèlement et des contrôles d’identité à répétition visant à évincer des «indésirables» de l’espace public. Ici, le racisme explicite sous-tend des pratiques discriminatoires. Mais il n’est toujours besoin que de telles insultes – révélant le fondement explicitement raciste des traitements différenciés – soient proférées pour qu’il y ait discrimination. Comme le démontrent de nombreuses études – du Défenseur des droits, d’Open Society, des équipes de Fabien Jobard ou de Nicolas Jounin – les pratiques discriminatoires se produisent sans que des intentions explicites soient énoncées. Ces traitements différenciés attestent de l’ampleur du problème, bien plus enraciné que ne le laisse penser les affaires les plus choquantes, qui expliquent le sentiment de peur fréquemment ressenti par les personnes perçues comme noires, arabes, roms ou asiatiques dans notre pays. La discrimination institutionnelle a un fondement historique et culturel, hérité de la colonisation et de l’esclavage, lié à la façon dont certaines catégories de population ont été construites comme porteurs d’attributs spécifiques. Ces représentations ont pu être incorporées et traverser la société et les politiques publiques au point qu’elles irriguent les pratiques institutionnelles sans qu’on en ait nécessairement conscience.