La place de la recherche dans le débat public et dans les transformations de la société fait l’objet de jugements très contrastés de la part de nos responsables politiques. Ainsi un candidat à l’élection présidentielle déclarait-il au printemps 2017 que «nous ne parviendrons à véritablement faire entrer [la France] dans le siècle qui vient, et à aller de l’avant qu’en reconnaissant la part que jouent la connaissance, la recherche, l’innovation, l’enseignement au cœur de la promesse de progrès qui est celle de la République». A l’inverse, un éminent responsable politique déplorait récemment, «en privé» mais devant des journalistes du Monde qui l’ont rapporté, que «le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux».
C’est tantôt beaucoup d’honneur, tantôt beaucoup d’indignité. Et le contraste entre ces deux déclarations est d’autant plus frappant qu’elles émanent… du même homme : l’actuel président de la République. Ses derniers propos rappellent tristement ceux d’un ancien Premier ministre prétendant disqualifier les recherches sur les trajectoires de radicalisation au motif qu’«expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser». De la part d’hommes d’Etat par ailleurs raisonnablement avisés, cette instrumentalisation de la science et des chercheurs dans le débat public est inquiétante.
Financement au long cours
Mais tenons-nous en aux déclarations flatteuses du chef de l’Etat plaçant la recherche au cœur de la promesse républicaine et demandons-nous comment apprécier à cette aune exigeante le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) rendu public le 7 juin.
En matière de financement, d’abord, il aura donc fallu attendre l’avant-dernier budget du mandat présidentiel pour qu’un «effort inédit depuis l’après-guerre» soit enfin annoncé… à l’horizon 2030 ; entre-temps, le budget de la recherche depuis le début de ce mandat a au mieux stagné. Le Cese, rejoignant en cela de très nombreuses prises de position au sein du monde académique, a d’ailleurs noté dans son avis rendu le 24 juin que la programmation financière annoncée dans le projet de LPPR «n’est pas à la hauteur des défis considérables auxquels notre pays doit faire face» et que l’investissement public dans la recherche doit croître beaucoup plus rapidement que le projet de loi ne le prévoit. De surcroît, celui-ci n’accorde qu’une place insuffisante au financement au long cours de la recherche exploratoire.
Rappelons ensuite une évidence : la recherche, ce sont d’abord les femmes et les hommes qui la font. Or ce projet de loi «de programmation» n’apporte aucune réponse à la situation unanimement dénoncée de pénurie de personnels scientifiques, toutes catégories confondues, qui s’aggrave continûment depuis presque deux décennies. Il autorise les établissements à recruter davantage, mais sans leur en donner les moyens financiers. Il multiplie les contrats de travail précaires plutôt que d’offrir de réelles perspectives d’emploi scientifique stable aux très nombreux jeunes professionnels de grande qualité et excellemment formés qui y aspirent.
Débureaucratisation
En matière d’organisation de la recherche, la débureaucratisation unanimement espérée, et d’ailleurs annoncée, n’est pas au rendez-vous. Rien sur l’instauration d’une pluriannualité des crédits, qui mettrait fin à l’effervescence administrative stérile qui accable laboratoires et établissements chaque fin (et début) d’année. Rien plus généralement sur la simplification de la gestion au jour le jour des laboratoires, qui supposerait la mise en place d’une organisation fondée sur la confiance, complétée bien sûr par la possibilité de contrôles a posteriori, au lieu de la prolifération sans limite de procédures bureaucratiques absurdes. A tout cela s’ajoute le renforcement du financement de la recherche par appels à projets, l’incitation à la prolifération d’établissements expérimentaux et la perpétuation annoncée de la frénésie de reporting alimentée par des établissements toujours davantage préoccupés de benchmark et de communication. L’ensemble ne répond en rien à la situation actuelle calamiteuse dans laquelle une part considérable de l’énergie collective de la communauté scientifique est absorbée par des tâches administratives vaines, au détriment de ses missions fondamentales de recherche, de formation et de diffusion des connaissances.
Enfin on ne peut que déplorer que le projet de LPPR ne comporte pas de réforme du crédit d’impôt recherche (CIR), dont l’inefficacité est pourtant attestée, qu’il s’agisse de soutenir les activités de recherche, de développement et d’innovation des entreprises, de favoriser les partenariats entre recherche privée et recherche publique ou de développer l’emploi de docteurs dans l’industrie. Plus de 6 milliards d’euros sont ainsi dépensés chaque année par l’Etat sans effet de levier significatif sur la production de recherche.
Ainsi, au lieu de traduire la haute ambition exprimée par le président de la République à travers un soutien résolu à la recherche exploratoire dans tous les domaines, le projet de LPPR, formulé dans des termes souvent très vagues, tend à renforcer le «pilotage stratégique» de la recherche par l’Etat et son pilotage thématique via les appels à projets de l’Agence nationale de la recherche (ANR). La crise sanitaire en cours a pourtant cruellement rappelé les limites des appels à projets de recherche, fussent-ils flash, pour produire les «réponses» attendues.
Le chercheur Bruno Canard, par exemple, déplorait en mars le désengagement des pouvoirs publics vis-à-vis de la recherche sur les coronavirus depuis quinze ans, après un soutien éphémère suscité par l’épidémie de Sras au début des années 2000. Les avancées scientifiques ne peuvent pas fonctionner au coup par coup, dans une logique opportuniste. Elles sont faites d’incertitudes et de tâtonnements et s’appuient sur une recherche exploratoire qui a besoin de temps long, de financements pérennes et de personnels stables en nombre suffisant. Elle a aussi besoin d’émulation, qui passe par la rencontre, l’échange, le débat, mais certainement pas d’une mise en concurrence systématique entre équipes ou entre individus. C’est dans ce cadre que la recherche pourra apporter sa pleine contribution au bien commun. Cela appelle une tout autre LPPR !
*Sylvie Bauer, professeure des universités, présidente de la Commission permanente du conseil national des universités et Olivier Coutard, directeur de recherches au CNRS, président de la Conférence des présidentes et présidents de sections et commissions interdisciplinaires du Comité national de la recherche scientifique