« La démocratie n’est pas un diktat de je ne sais quel partenaire extérieur. Les peuples africains la veulent parce qu’ils refusent d’être considérés comme des sous-hommes ».
BUSINESS ET FINANCES : Vous êtes depuis un certain temps dans la région des Grands Lacs. La considérez-vous comme une région facile, difficile, compliquée ?
SAÏD DJINNIT : C’est une région qui n’est pas facile. Elle est forcément compliquée par rapport à son itinéraire, qui est assez tourmenté. Il faut savoir que c’est une région où il y a eu une concentration de conflits. Le seul génocide connu et reconnu en tant que tel en Afrique a eu lieu dans cette région, au Rwanda. La République démocratique du Congo a connu des guerres. Le Burundi a connu des crises successives. D’autres pays de la région ont eu également des périodes de troubles. C’est, donc, une région qui a des difficultés par rapport à son histoire ancienne et récente. Il ne faut pas s’attendre à ce que les choses soient faciles. En même temps, c’est une région qui s’est engagée avec beaucoup de courage, à la fin des années 1990, dans une nouvelle dynamique, celle de la reconstruction.
Et vous y étiez déjà !
J’ai fait partie de ce processus en tant qu’ancien responsable à l’Organisation de l’unité africaine puis à l’Union africaine. La décision avait été prise au niveau du Conseil de sécurité de l’ONU qui, en tirant les leçons de toutes les crises, avait suggéré la tenue d’une conférence internationale sur la région des Grands Lacs. La première réunion, organisée par l’ONU et l’Union africaine, avait eu à Dar es Salaam, en Tanzanie, en 2004. La deuxième fut organisée à Nairobi, au Kenya, en 2006. C’est elle qui a donné naissance à la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL), un pacte de stabilité, de développement et de coopération. C’est pour dire qu’à partir des années 2000, ces pays sont dans une dynamique de réhabilitation, de reconstruction, de rapprochement. Évidemment, les choses ne se passent pas aussi vite qu’on l’aurait souhaité. Mais le processus est là. L’Accord-cadre d’Addis Abeba de février 2013 est venu soutenir cette impulsion. Il est venu comme une superstructure, un élément de monitoring, en se basant sur la CIRGL, la SADC, qui contient des engagements pris au niveau de la RDC, de la région et sur le plan international. Le but est de se demander ce qui a été fait dans le sens de la paix, de la sécurité et de la coopération.
Vous avez été au Burundi. Ce qui s’y passe actuellement n’est-il pas dangereux pour l’ensemble de la région ?
Bien sûr ! Comme vous le savez, nous avons retenu, au niveau de mon bureau, les élections comme une question prioritaire et on y a beaucoup réfléchi. Le Conseil de sécurité, lors de son dernier rapport, a demandé qu’on apporte notre contribution, avec les pays de la région, pour que les élections se tiennent à temps, dans des conditions pacifiques et démocratiques. Les élections, en Afrique en général, dans des pays qui sortent de conflits et sont encore fragiles, tentent des expériences démocratiques, sont des moments difficiles, d’épreuves. Si les élections se passent mal dans les pays de la région et qu’ils s’enfoncent dans la violence et l’instabilité, l’Accord-cadre n’a plus de raison d’être. C’est pourquoi nous devons intervenir en amont pour accompagner le processus et être sûr que les élections se passent dans les meilleures conditions. Le cas du Burundi est le premier. J’y ai passé un mois et demi comme facilitateur du dialogue initié par les Burundais eux-mêmes. J’espère que la mission de médiation confiée au président Yoweri Museveni lors du dernier sommet de la Communauté est-africaine Dar es Saalam sera fructueuse. Parce qu’il est important que le Burundi maintienne sa stabilité comme ici et ailleurs.
De votre point de vue, de quel côté se trouvent les torts dans la crise burundaise ?
Il ne m’appartient pas de dire qui a tort qui a raison. Je suis un facilitateur. Je me suis employé, de façon impartiale, à rechercher un consensus pour des élections apaisées. Et je pense que, là-bas comme ailleurs, en particulier dans les pays qui sortent de crises, c’est très important. Il faut que toutes les parties concernées se mettent ensemble pour un dialogue, quelle que soit sa forme. Il faut une démarche consensuelle, un calendrier pour l’élection présidentielle. Il est important que les élections, qui sont difficiles en elles-mêmes, n’enfoncent pas le pays dans la crise. En tout cas, la situation est préoccupante.
Le 8 juillet vous étiez à Kisangani pour visiter un centre de regroupement des Forces démocratiques de libération du Rwanda et de leurs familles. Est-ce que le problème fondamental, à savoir leur retour au Rwanda, est résolu ou en voie de l’être ?
Quand je suis arrivé dans la région comme envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU, il y avait cette question de l’option militaire contre les FDLR décidée par les instances internationales. Il y avait des approches différentes dans la région, il faut l’avouer. Cela a mobilisé des énergies pendant des mois pour que nous soyons sûrs d’être tous d’accord sur la nécessité de l’action militaire contre les FDLR à l’issue des six mois qui leur avaient été accordés par le sommet de la CIRGL et de la SADC en vue de permettre un désarmement volontaire. Nous avons mené beaucoup de concertations pour arriver à une vision commune. L’option militaire a été finalement été choisie. Et je félicite les forces armées de la RDC d’avoir mené cette campagne militaire. J’espère que nous allons régler les questions en suspens entre l’armée congolaise et la Monusco en vue de reprendre et d’accélérer la coopération militaire ente elles. La position de la communauté internationale a toujours été claire : neutraliser les forces négatives. Il y a parmi les FDLR ceux qui veulent se rendre et ils sont les bienvenus dans des camps de transit. J’ai visité le plus de ces camps à Kisangani. Ils sont là-bas pour une période limitée avant d’organiser le retour vers leur pays d’origine, le Rwanda. Je leur ai dit que nous nous engageons à faciliter leur rapatriement dans des conditions de sécurité et de dignité. Ils n’ont qu’une envie : rentrer dans leur pays pour réorganiser leurs vies. C’est la voie qu’il faut suivre. S’il y a des cas particuliers, ils peuvent être traités dans le cadre d’un autre mécanisme.
Le Rwanda est-il disposé à les accueillir sans conditions, sans complications ?
J’ai eu l’occasion de me rendre à Kigali et je me suis entretenu avec le président de la Commission nationale de rapatriement, démobilisation et réintégration. Il m’a assuré qu’ils reçoivent des ex-FDLR et qu’ils ont de la place pour tous ceux qui veulent rentrer dans leur pays sans aucune autre contrainte après la phase classique de démobilisation. J’envisage de repartir pour le Rwanda et j’en profiterai pour visiter le centre de démobilisation qui est situé à quelques heures de route de Kigali. Je voudrais m’assurer, de visu, de la disponibilité du centre. Mais je n’ai pas de doute quant à la volonté des autorités rwandaises de recevoir les ex-FDLR.
Pour revenir à la CIRGL, vous savez que les chefs d’État ont mis en place des mécanismes pour lutter contre l’exploitation illégale des ressources minières de la région. Pourtant, certains pays n’ont pas adhéré, par exemple, à l’Initiative pour la transparence dans l’industrie extractive (ITIE). N’est-ce pas là une attitude contradictoire qui empêche la résolution des problèmes ?
Ce sont des choses difficiles à changer parce qu’il y a des intérêts. Des intérêts marchands dans les États, en dehors des États… C’est un peu compliqué. Mais c’est une question fondamentale. La question des ressources naturelles, en particulier les ressources minières, a été, dans certains cas, a été l’origine de l’instabilité, de l’insécurité, ici comme ailleurs. C’est valable pour l’Afrique centrale, mais c’est aussi valable pour l’Afrique de l’Ouest avec les guerres au Liberia ou en Sierra Leone. Il est important de transformer cette culture et faire en sortes que les ressources minières et naturelles soient désormais au service du développement et de la paix, plutôt qu’au service de l’instabilité et des conflits. Leur exploitation doit être transparente, pour le grand bien de tous et pour asseoir la stabilité. C’est notre objectif premier. Nous soutenons l’initiative de transparence de la CIRGL. J’ai assisté ici, à la fin de l’année dernière, à des assises des ministres des Mines de la CIRGL. J’étais heureux de constater qu’il y avait de plus en plus d’États à adopter le processus de certification de la CIRGL, même s’il ne s’agit pas encore de tout le monde. Mais de plus en plus d’États s’inscrivent dans cette dynamique.
Ne trouvez-vous pas que c’est un peu désordonné ?
Le problème c’est qu’il y a trop d’initiatives sur les ressources naturelles et minières. Chacun croit tenir un peu le bon bout, mais il y a toujours quelque chose qui manque. Beaucoup d’initiatives, beaucoup d’intérêts, de mobilisations. J’étais à Bruxelles il y a quelques semaines et on a eu un groupe de contact international sur la région des Grands Lacs. Mais quand nous avons parlé de cette question qui est fondamentale parce que nous avions pris une initiative avec l’Union européenne et d’autres pour essayer de faire bouger ce dossier, on a eu l’impression que tout le monde était impliqué. Pourtant, cela ne bouge pas aussi vite que nous le souhaitons. Qu’est-ce à dire ? Que les choses sont compliquées et que, en plus, il y a des intérêts. Il est difficile de mettre en place des mécanismes de transparence lorsque les gens ont pris l’habitude de travailler dans l’opacité. J’ai parlé, ici, avec le président Kabila, et avec d’autres chefs d’État ailleurs, de la nécessité d’une initiative régionale qui regrouperait un peu tout cela. Actuellement, nous sommes un peu dispersés et je suis mal à l’aise. Cette question des ressources naturelles a été retenue par mon bureau comme étant fondamentale. Mais nous ne sommes pas encore arrivés à faire bouger les choses.
L’un des engagements de l’Accord-cadre d’Addis-Abeba, l’engagement numéro quatre, prévoit l’organisation d’une conférence régionale sur les investissements. Où en sont les préparatifs ?
Plus nous avançons dans la préparation, plus nous nous rendons compte qu’une telle conférence est lourde à réaliser. J’espère que les amis des pays signataires de l’Accord-cadre comprendront qu’il ne s’agit pas simplement d’invitations à lancer. C’est beaucoup plus compliqué. L’initiative a été prise par les chefs d’État, qui ont demandé à mon bureau et à la CIRGL d’y travailler. Le bureau s’est mis à travailler sur ce dossier avec le soutien d’un certain nombre d’institutions, notamment la Banque mondiale, le PNUD et d’autres. Il y a des équipes qui ont visité tous les pays, toutes les institutions et qui ont préparé un document avalisé à l’occasion d’une conférence interministérielle organisée à Luanda à la fin de l’année dernière. On l’a appelé en anglais Investment’s Opportunities Brief.
Que contient-il ?
Il y est question des opportunités d’investissement dans la région des Grands Lacs. C’est un peu une espèce de compilation de tous les projets régionaux dans des domaines prioritaires retenus par les chefs d’État : infrastructures, énergie, agriculture et d’autres secteurs. Ils ont également défini les modalités de sélection du pays qui va abriter cette conférence. Nous avons actionné le processus de sélection et le choix a été porté sur la République démocratique du Congo comme pays devant abriter la conférence. D’autre part, grâce au document Investment’s Opportunitie’s Brief, nous avons décidé de recruter un certain nombre de consultants.
Pour quoi faire ?
C’est pour traduire dans un document plus concis et plus approprié en fonction des normes et du jargon des investisseurs au lieu de leur présenter un document plus gros. Ce sont des documents qui savent traduire un document volumineux en quelque chose de plus abordable. C’est-à-dire un document plus pertinent que les investisseurs peuvent directement utiliser lors de la conférence. À part ces deux processus, nous avons également pris l’initiative de mobiliser les chambres de commerce des pays de la région pour une conférence dans les prochaines semaines. Elles doivent nous aider à cerner les problèmes et à préparer la conférence elle-même. Nous avons identifié un intervenant important au niveau des Nations unies pour organiser l’événement. Car c’est quand même un événement, au-delà de la substance. C’est un événement et la substance.
Quel est cet important intervenant ?
C’est l’United Nations Global Compact. Cet organisme des Nations unies a été créé il y a quelques années pour servir d’interface entre l’ONU et le secteur privé en s’assurant des règles d’éthique et de déontologie de l’organisation mondiale. Pour nous c’est une garantie. L’United Nations Global Compact a accepté de nous aider à organiser l’événement. Ils ont de l’expérience par rapport au secteur privé et celle d’organiser des événements comme celui que nous projetons. Ils vont nous garantir le respect de l’éthique parce que nous ne pouvons par confier cette affaire à des sociétés privées avec des intérêts privés. Nous avons mis tout cela en place. Au cours de mon voyage ici, j’ai eu le plaisir de rencontrer les membres du Comité national d’organisation qui comprend la plupart des ministères clés (Affaires étrangères, Plan, Économie, Industrie…) y compris la directrice générale de l’Agence nationale pour la promotion des investissements. La CIRGL est également associée à cette démarche. La conférence aura lieu à Kinshasa du 24 au 25 février 2016. Cela nous donne le temps de tout régler. Nous voulons faire de cette conférence un grand moment pour la région et la RDC. Nous voulons que les acteurs du secteur privé africain et étranger puissent porter un regard nouveau sur cette région par rapport à ses ressources, son potentiel humain et son potentiel énorme. Il y a l’énergie, l’agro-industrie, les télécommunications, la technologie… Il y a beaucoup à faire.
Ne risquez-vous pas de solliciter les mêmes investisseurs de toujours ?
À ma connaissance, c’est la première fois que nous les sollicitons sur le plan régional. Nous allons nous adresser à ceux qui sont déjà présents dans la région. Il faut que ceux qui sont déjà engagés puissent dire aux États quelles sont les difficultés auxquelles ils sont confrontés. L’objectif est de pousser les États à améliorer la situation. Nous allons également inviter des acteurs du secteur privé qui ne sont pas encore impliqués. Bien entendu, tout ne sera pas parfait, mais cette conférence sera le début d’un processus. Nous voulons surtout un regard.
La région des Grands Lacs compte une multiplicité d’organisations. Leur multiplicité n’est-elle pas un frein à l’efficacité ?
C’est une vieille question que nous avons déjà abordée au niveau de l’Union africaine. Nous avons toujours été préoccupés par cette multitude d’organisations sous-régionales. Pendant longtemps, nous avons eu une mauvaise approche en voulant rationnaliser. En même temps, on ne peut pas empêcher que des États puissent se retrouver dans des groupes ou des groupements, pourvu que ce ne soit pas des institutions lourdes et bureaucratiques. Cela n’empêche pas que l’intégration se fasse. C’est pourquoi il faut des réunions, des concertations pour s’assurer qu’il existe de part et d’autre des projets porteurs qui ne sont gênés par la bureaucratie et l’appartenance à des organisations sous-régionales différentes. Fondamentalement, l’existence d’espaces communs peut être pour les États une opportunité pour qu’ils se mettent ensemble.
Vous n’êtes ni mage ni devin. Mais comment voyez-vous l’avenir dans la région des Grands Lacs ?
Les choses ne vont pas aussi vite qu’on le souhaite. En particulier la transformation de cette région pleine de potentialités. C’est clair. Mais je pense que les tragédies, les conflits, les génocides sont des questions du passé. Et que cette région va traverser une période de transition qui sera marquée par une instabilité relative, avec des hauts et des bas. Mais nous devons avoir l’assurance que nous allons dans la bonne direction. C’est quoi la bonne direction ? C’est le développement, l’intégration, la sécurité, la stabilité, la démocratie. Tout cela n’est pas acquis. Nous faisons de la démocratie alors que les institutions démocratiques sont fragiles. Comment pouvez-vous aller vers la démocratie alors que le pouvoir judiciaire est fragile ? Alors que les médias sont fragiles ? Tout comme les partis politiques qui ont souvent des assises régionales ou personnelles. Les commissions électorales, les cours constitutionnelles sont fragiles, pendant que l’autorité de l’État est bafouée dans certaines zones. On ne pratique pas la démocratie parce que c’est un diktat de je ne sais quel partenaire extérieur. C’est tout simplement parce que les peuples africains la veulent car ils refusent d’ être considérés comme des sous-hommes.
Propos recueillis par TSHITENGE LUBABU M.K.