Bonne nouvelle : le temps considérable passé devant les séries ne fera pas de nous des légumes. Depuis le début du XXIe siècle, elles ont envahi nos existences et changé notre rapport à la culture – jusqu’à dépasser le simple divertissement ? Fan absolu du genre, la philosophe Sandra Laugier y voit de véritables œuvres de pensée. Dans Nos Vies en séries (Flammarion), qui réunit ses chroniques écrites depuis 2009 dans Libération et d’autres textes exclusifs, elle examine ce vaste répertoire de situations, d’expériences et de formes de vie que proposent Buffy contre les vampires, Game of Thrones ou encore Six Feet Under.
Votre travail sur les séries ne consiste pas à «philosopher avec les séries», les séries seraient de la philosophie de façon directe. En quoi regarder une série peut-il être une expérience philosophique ?
Ce n’est pas évident de faire passer les séries pour un sujet sérieux en philosophie. Pourtant, on consacre de plus en plus de temps à les regarder. Je me suis inspirée de la démarche du philosophe américain Stanley Cavell sur le cinéma américain populaire des années 30 et 40. Pour lui, l’importance du cinéma est définie par la place qu’il prend dans notre vie. Une expérience qui n’est pas seulement individuelle mais surtout collective. On n’a pas le même souvenir, la même expérience d’un film selon la personne avec qui on l’a partagé.
Au tournant des années 2000, de nouvelles séries ambitieuses telles que Urgences, les Sopranos, Mad Men ont pris le relais des grandes œuvres populaires, objets de toutes les conversations, telles que Titanic ou Gladiator… Les séries circulent dans l’espace domestique, dans l’espace public jusque dans le métro, dans la vie de famille, entre générations, entre amis. Elles font aussi partie de la vie de couple. On parle désormais de Netflix cheating [tromperie Netflix, ndlr], quand on regarde une série sans attendre son conjoint. Comme le cinéma à ses débuts, les séries changent notre quotidien, elles sont constitutives de formes de vie humaine, elles donnent accès à la réalité de façon nouvelle, mais aussi à une formation morale. Les séries sont des outils d’éducation, voire de pensée et de combat politique.
En quoi les séries ont-elles une portée politique voire démocratique ?
Comme avec le cinéma, il y a dans les séries une portée démocratique qui consiste à rendre la personne qui les regarde meilleure. La démocratie, au-delà des institutions, c’est une forme de vie partagée ensemble et une volonté de perfectionnement. Même des personnages cyniques ont cette aspiration. Une série peut aussi exprimer l’esprit politique du temps, comme la Casa de Papel avec son appel à l’occupation et à la rébellion. L’autre dimension démocratique des séries réside dans leur accessibilité à tous. Une sorte de compétence critique – ancrée dans l’expérience, dans la familiarité avec ces œuvres et leurs genres – émerge dans le public. Cela donne une confiance dans son propre jugement quelle que soit l’éducation qu’on a reçue. Il y a là quelque chose de profondément démocratique.
Vous parlez «d’éducation morale», mais beaucoup de ces séries mettent en avant des braqueurs, des zombies, des politiciens véreux…
Fréquenter des personnages odieux, c’est éducatif par définition. Education morale ne veut pas dire moraliste. Dans les séries, comme dans les romans ou au cinéma, on explore des personnages ambivalents, à la moralité douteuse mais à la texture morale riche et complexe. On fréquente sur le long terme, parfois des années durant, des héros qui évoluent et c’est cela qui va compter pour nous. Prenez Jaime Lannister dans Game of Thrones, un vrai méchant, qui balance un enfant par la fenêtre au premier épisode. Mais petit à petit, on apprend à le comprendre, on le voit changer… c’est une forme d’éducation morale pour lui, et pour nous aussi. Quand ce personnage disparaît, la perte est véritable. Cela nous amène à comprendre des choses sur nous-mêmes et sur ce qu’est la morale, de façon nouvelle. Cette éducation morale ne peut se faire que sur la durée, sur plusieurs saisons. Un film ou une mini-série ne peut avoir cette inscription dans le temps qui lie l’évolution d’un personnage ou d’un acteur à notre propre évolution.
Pour parler de ce lien aux personnages, vous préférez le terme d’attachement plutôt que d’identification…
Oui, je crois que la notion d’identification n’est pas suffisante pour les séries. On a des personnages pour lesquels il est quand même difficile de s’identifier, soit parce que leurs métiers sont très spécifiques, soit parce qu’ils sont moralement très opaques. Si vous vous identifiez à Dexter, vous avez un sérieux problème ! Cet attachement inclut le care, on se soucie de ces personnages, on les aime, ils nous énervent comme des amis, des fréquentations. C’est une forme de sociabilité.
Cet attachement est d’autant plus riche que le personnage central n’est plus individuel, il est devenu collectif comme dans Game of Thrones, qui est l’exemple le plus manifeste de personnage-groupe.
C’est en cela que l’attachement permet une exploration de sa propre vie ?
Par définition, cet attachement aux personnages comme à des personnes réelles enrichit nos vies. C’est une forme d’exploration commune. Vous vous préoccupez des personnages et eux aussi d’une certaine façon prennent soin de vous. Des séries comme Urgences ou This Is Us, même le Bureau des légendes, nous intègrent à leur histoire sur le modèle de la famille. La richesse des sujets abordés participe de cette exploration. Urgences sur les questions de vulnérabilité sociale, Six Feet Under sur le rapport à la mort, ou American Crime sur le racisme répondent à des préoccupations profondes.
Tout ce temps passé avec des personnages ne peut-il pas devenir un obstacle à une sociabilité réelle ?
C’est une objection classique. Est-ce que ces interactions peuvent remplacer de véritables interactions ? Oui, avec le binge watching, nous passons beaucoup de temps dans tous ces univers, du temps que nous ne partageons pas avec famille et amis mais, en même temps, les séries donnent accès à un champ d’expériences très large y compris interpersonnelles, amicales, familiales, même sexuelles. Elles permettent une sorte d’expérience augmentée qui ne peut qu’aider à interagir avec d’autres dans la vie réelle. Par ailleurs, cela peut créer du lien car beaucoup de gens qui ne se parlent pas vont échanger autour de ce sujet. On l’a vu avec Game of Thrones qui a créé une conversation globale qui n’existait pas.
En quoi les séries permettent-elles une appropriation de la réalité ?
Les premières grandes séries modernes comme Urgences ou A la Maison Blanche offrent une plongée dans un milieu professionnel. On apprenait tout un vocabulaire, une langue, en immersion. La réalité se voit aussi par l’incarnation des personnages par des acteurs qui changent physiquement et vieillissent d’année en année. Dans les années 80, un même personnage était interprété par différents acteurs au fil des âges. Désormais, on voit les enfants grandir, passer de l’enfance à l’âge adulte. C’est un des éléments qui a beaucoup contribué au «réalisme» de Game of Thrones. Au début, Arya est une petite fille et, à la fin, elle a une sexualité, on l’a vue évoluer très concrètement. Ce genre de détail donne une réalité, une texture aux personnages parce que ça correspond à des évolutions effectives chez nous.
Et quand la réalité décrite est faite de violences ou d’attentes ? Est-ce que ces séries, de 24 Heures chrono au Bureau des légendes, nous familiarisent avec le pire ?
C’est le but de ces séries, attirer l’attention sur une situation d’insécurité. Rappelons-nous que 24 Heures chrono est sorti à l’automne 2001, juste après le 11 Septembre, mais qu’elle avait été tournée avant. Ces séries prennent en compte cet effet anxiogène. En 2015, Homeland avait ajouté des éléments de dialogues pour prendre en compte les attentats du 13 Novembre. Ces séries répondent à une situation où la menace terroriste est là, comme Chernobyl répond à une situation où la menace environnementale plane. Ce qui m’intéresse, c’est que ces séries ont été fabriquées en collaboration avec les institutions du renseignement et de la sécurité. Est-ce que ça en fait des objets idéologiques ? Je crois qu’elles font un effort pour prendre en compte l’ensemble de la situation, en ne présentant pas toujours l’ennemi de façon caricaturale. Il y a souvent cette volonté d’éduquer à la menace terroriste mais aussi de montrer le danger pour les démocraties occidentales de devenir fascisantes sous l’influence du terrorisme. Et puis il y a aussi une façon d’exposer les coulisses de tout ce domaine du renseignement qui est par définition mystérieux. On rejoint la dimension éducative…