En août, en plein cœur de Lima, des archéologues ont découvert des squelettes chinois sur un site pré-Incas, la Huaca de Bellavista. Sinistre canular ou trouvaille sensationnelle qui prouverait l’existence de relations millénaires entre la Chine et le Pérou préhispanique ? Ni l’un ni l’autre. Les corps appartiennent à des travailleurs chinois débarqués au XIXe siècle. Ces clandestins traversaient le Pacifique entassés sur des«enfers flottants». Comme ils n’étaient pas chrétiens, il était hors de question de les ensevelir dans des cimetières péruviens. D’où la solution des sites préhispaniques dont les vestiges trouent encore aujourd’hui le tissu urbain liménien.
Que nous enseigne la sinistre découverte ? Qu’un fait divers, très localement circonscrit, renvoie souvent à un phénomène global, et que cette mise en rapport éclaire ce que «mondialisation» veut dire.
Car les échanges entre l’Asie et l’Amérique du Sud ne datent pas du XIXe siècle. Depuis longtemps, les archéologues discutent l’hypothèse d’un peuplement transpacifique. Les historiens modernistes, de leur côté, font remonter le démarrage de la mondialisation à l’établissement, via les Philippines, d’une liaison directe entre l’Amérique et la Chine. Pour eux, pas question de parler d’un monde global tant que deux tiers du globe, le Pacifique, l’Amérique et l’Atlantique en étaient exclus. Ce n’est plus le cas à partir de 1571, date de la fondation de Manille et acte de naissance d’une humanité définitivement connectée. A l’époque, c’est le marché de l’argent qui serre les boulons entre les mondes : extrait des mines américaines, le métal ne fait que transiter par des mains africaines, indiennes et européennes avant de remplir les coffres chinois.
Au XIXe siècle, la Chine entre en crise. La mondialisation occidentale a pris de nouvelles formes, celle du grand capital et de l’industrie. Le rapport des forces s’inverse. De 80 à 100 millions de travailleurs chinois partent en Amérique se faire exploiter de toutes les façons, quand ils ne finissent pas massacrés dans leur «Nouveau Monde». Au XXIe siècle, la balle revient dans le camp chinois. A nouveau, ce sont des informations locales qui invitent à refaire l’état des lieux. Quinze jours après la clôture de la neuvième réunion au sommet du Brics[Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, ndlr], le gouverneur de l’Etat brésilien du Pará s’en est allé visiter l’empire céleste. Dans le but d’attirer les investissements chinois vers l’Amazonie et d’accélérer les relations commerciales. La mission amazonienne devait notamment rencontrer la direction de China Communications Construction Company (CCCC), leader mondial dans le domaine des grands travaux et des projets d’infrastructure. L’entreprise est la première de son domaine en Chine et la troisième au monde. Elle construit des autoroutes en Mongolie et s’occupe du métro de Melbourne, avec pour devise : «We are building a connected world», tout un programme !
Notre rêve d’Amazonie et notre besoin d’exotisme nous empêchent de voir que la Chine est aujourd’hui le principal importateur de produits du Pará : hier, le tiers des exportations de cet Etat brésilien, aujourd’hui 40 % prennent la route de la Chine. Pourquoi celle-ci s’est-elle éprise du Pará ? Les commis-voyageurs brésiliens sont partis vendre un projet de voie ferrée, Ferrovia Paraense, soit plus d’un millier de kilomètres pour développer les exportations locales – 70 millions de tonnes de fret – à partir d’un nouveau terminal portuaire. Pour les interlocuteurs chinois, «le Pará est un géant de la production de minerais, sa capacité de production alimentaire est élevée, il possède un remarquable réseau hydrographique et réunit toutes les conditions de croître encore plus avec la construction de ce chemin de fer, pour écouler sa production et celle d’autres régions de Brésil». Pour les autorités amazoniennes : «En Amazonie, dans cette contrée, qui a peuplé de mythes l’imaginaire des hommes, un peuple accueillant et déterminé attend bras ouverts l’occasion de monter des entreprises économiques et culturelles d’intérêt stratégique.» Mais les Chinois sont des partenaires sourcilleux. Les offres des Brésiliens se sont heurtées à une fin de non-recevoir.
Les responsables de la CCCC leur ont rendu leur copie, mention «muito incipiente», «à développer» avec l’arrogance des mandarins qui des siècles durant ont éconduit les visiteurs européens que fascinaient les richesses chinoises.
La Chine d’aujourd’hui ne cesse de tisser sa toile, exploitant les faiblesses et l’imprévoyance d’une Amérique du Sud, Brésil en tête, ravagée par la corruption. Mais elle joue aussi sur sa relative invisibilité – pas d’armée envahissante ni d’héritage impérialiste – et la carte rassurante des Instituts Confucius qui distillent urbi et orbi le discours lénifiant de l’harmonie et de l’amitié des peuples.
Une fois de plus, longue durée et histoire globale nous rappellent comment s’écrit loin de chez nous, et depuis des siècles, une histoire du monde qui pèse chaque jour davantage sur notre avenir. Faute de pouvoir l’infléchir, faisons au moins en sorte que notre école y prépare les générations futures en enseignant résolument à dépasser le cadre hexagonal et même européen.