La réalité devant nos yeux, c’est une conscience nationale schizophrénique, écartelée au carrefour de l’histoire, et qui s’installe dans cet écartèlement. Or, l’écartèlement est un supplice du Moyen-Âge européen qui n’a rien à voir avec le développement. Voilà notre situation réelle. Pouvons-nous l’accepter plus longtemps ? Cette question trouve place juste entre la conscience et le développement. La conscience (individuelle) « se pose en s’opposant » (à autrui). Mais c’est au niveau de la conscience historique que la dimension collective s’impose d’elle-même.
Notre histoire collective n’est pas seulement la somme arithmétique de nos histoires individuelles. Selon le grand historien africain, Joseph Ki-Zerbo, la conscience historique n’est pas non plus un immense état d’âme amorphe, une sorte de conscience en soi et en l’air. C’est la conscience d’un grand nombre pour un grand nombre. C’est co-responsabilité. La conscience historique suppose une Histoire vécue : une existence qui se présente donc comme le socle de la conscience. Ce n’est pas par hasard que les révolutions matérielles, industrielles, par exemple, ont été accompagnées par la pensée réflexive des philosophes qui traduisaient dans le système critique des concepts, les exigences de la vie pratique de leurs sociétés. Que nos ancêtres aient lutté contre l’oppression de l’homme blanc, presque personne n’en doute plus. Que nos pères aient pu s’organiser par eux-mêmes et pour eux-mêmes jusqu’à s’affranchir de la mainmise brutale de la colonisation, cela apparaît de plus en plus clairement. Ce passé glorieux nous illumine et nous réchauffe. Il nous démontre que de grandes choses sont possibles, puisqu’elles ont été déjà réalisées. Selon la maxime des scholastiques « Ab actu ad posse, valet illatio » (Cela est possible puisque cela a été fait).
Cependant, la mentalité des rentiers (s’installer confortablement dans meubles que les autres ont laborieusement fabriqués) est incompatible avec une conscience historique authentique. La contemplation de nos héros nationaux ne doit pas nous éblouir et nous empêcher aussi de regarder en face le présent et l’avenir. D’ailleurs, les épreuves aussi font partie de notre patrimoine. Dans le continuum de notre vécu collectif, comment assumer nos responsabilités à l’égard du passé ? Comment répondre du passé et le reprendre à notre compte ? Pouvons-nous rendre le passé utile, mobiliser le passé utile, l’exploiter comme une mine de cuivre, de pétrole ou d’uranium, par la force de notre esprit ? Tel est le fond du problème. Les Chinois, les Japonais, les Européens et autres nous le démontrent que cela est possible. Qui dit développement, dit projection et prospective. Et il n’y a pas de terme qui se marie mieux avec développement que le terme conscience. En effet, on ne développe pas, on se développe. Les maigres performances économiques ou autres réalisations par la République démocratique du Congo, comme par d’autres pays africains d’ailleurs, quelles que soient leurs options, après la rupture juridique d’il y a 57 ans, doivent nous convaincre qu’il y a des conditions objectives à la rupture, et que celle-ci n’a pas la priorité d’urgence, même si on lui accorde une priorité logique. Ce n’est pas par hasard que le philosophe Hegel, en parlant de l’Afrique noire, écrit : « Il n’existe pas ici un but ».
Volonté politique
Le plus urgent c’est, devant la montée des périls, de s’assigner des buts, d’inventer le futur et de le concrétiser par la volonté politique. Celle-ci d’ailleurs n’est pas l’affaire des seuls politiciens, mais aussi de tous les groupes responsables et conscients qui en tant que société civile peuvent frayer leur chemin à la rencontre de leur liberté. C’est ce que l’Église catholique du Congo est en train de faire plus que tout autre groupe. Songeons un instant à tous les siècles de lutte qu’il a fallu aux paysans, aux penseurs, aux artisans et ouvriers, aux bourgeois et aux prolétaires du Nord pour imposer une nouvelle volonté politique à leur pays. Non, la volonté politique n’est pas un « deus ex machina » qui viendrait monter pour nous un scénario de salut. Elle est forgée par des groupes alliés pour ouvrir des portes closes, pour désenchaîner Spartacus et Prométhée.
D’où, la lourde responsabilité des intellectuels, ces spécialistes de l’idéologie, des cadres professionnels et ouvriers, mais surtout des dirigeants qui doivent avant tout libérer la parole paysanne. Un bon nombre de dirigeants africains sont maintenant conscients de ce devoir qui rejoint d’ailleurs leur intérêt. En effet, le silence funèbre qui plane aujourd’hui sur ce continent parce que la parole publique est souvent confisquée, ne présage rien de bon, car il masque, il occulte le tumulte amer et orageux des consciences. Un peuple muet n’est pas apte au développement ; et le meilleur apprentissage de la liberté, c’est la liberté elle-même. Cette vérité naguère jetée à la face des colonisateurs, aurait-elle perdu sa validité parce que nous sommes aujourd’hui entre nous ? Seule la vérité nous libérera. Non, pas la vérité des idéologies non assumées.
Toute idéologie est marquée au front et baptisée par le temps et le lien de sa germination. La vérité dont il s’agit, c’est la vérité de l’homme en tant qu’espèce. C’est la vérité de la liberté et de la justice à accommoder sans les détruire, à la sauce congolaise. L’histoire nationale nous permet de participer richement à cette nouvelle théorie de l’homme qu’appelle le XXIè siècle. La contribution congolaise insistera sur la dimension de l’homme en tant qu’être social : « l’argent est bon, dit-on ; mais l’homme est meilleur parce qu’il répond quand on l’appelle ». Encore faut-il qu’il ne soit pas muselé. Un projet de société concret et intégré depuis les fondements infrastructurels jusqu’à l’au-delà de l’homme, s’impose pour ce pays, voire pour ce continent.
Éviter que ça ne soit trop tard
Il faudra ensuite décider les dirigeants faute de diriger les décideurs comme le font parfois aujourd’hui certains experts étrangers. Or, bon nombre de dirigeants comprennent aujourd’hui qu’on ne peut tenir indéfiniment les peuples justes au-dessous du seuil de la strangulation. Il faut lâcher l’homme africain avant qu’il ne soit devenu enragé. Le point d’application et le cadre le plus urgent de cette volonté politique, c’est l’unité. En 1957, un débat fiévreux s’était instauré entre intellectuels africains sur le point de savoir si c’était l’indépendance et l’unité qu’il nous fallait d’abord. Aujourd’hui, nous nous apercevons qu’il ne s’agit pas là de deux réalités dichotomiques voire antithétiques, mais de deux faces d’une même médaille, sinon d’un couple dialectique.
Sans l’unité, notre indépendance risque de devenir une souveraineté de comptoir, et notre continent, une vaste zone de réserves pour safaris, périmètres miniers, super marchés et bases militaires, nous-mêmes étant assimilés plus ou moins à la faune ambiante comme des variétés anthropoïdes résiduelles d’un autre âge. Soyons francs. Et reconnaissons que si l’on donnait notre pays ou le continent africain à certains pays américains, asiatiques, européens de l’Est ou de l’Ouest, ils le transformeraient rapidement en une ou plusieurs super puissances. Or, objectivement, les ressources matérielles et humaines sont là pour le faire nous-mêmes pour nous-mêmes. Sinon, rien n’empêchera qu’on nous enlève notre pays ou l’Afrique. La voie est là à notre portée. Elle se résume à trois mots : un projet, une volonté politique, un cadre unitaire. En dehors de cela, il faut accepter de dépérir, puis périr. Alors, soyons mûrs, soyons raisonnables, soyons responsables, soyons conscients… pour libérer notre avenir.