La conférence des donateurs qui s’est tenue à Oslo le 24 février a souligné la gravité de la crise humanitaire qui frappe les populations autour du lac Tchad, en particulier dans le Borno (Etat du nord-est du Nigeria). Mais elle a désigné un seul coupable, en l’occurrence le groupe jihadiste Boko Haram. Réunis dans la froideur de l’hiver norvégien et aux antipodes de la chaleur de la saison sèche au Sahel, les décideurs ont évité d’évoquer les responsabilités de la coalition antiterroriste qui réunit les armées du Nigeria, du Tchad, du Niger et du Cameroun.
Les troupes engagées sur le terrain font pourtant plus qu’entretenir la crise humanitaire en entravant la résilience des populations. Les opérations militaires, pour commencer, ont provoqué d’énormes dégâts parmi les civils. La région la plus touchée à cet égard est le nord-est du Nigeria, où l’insurrection de Boko Haram a démarré suite à des bavures policières en juin 2009. Sur les 33 000 morts comptabilisés en dix ans de conflit par la base de données NigeriaWatch à l’université d’Ibadan, la moitié a été tuée par les jihadistes, l’autre par les forces de sécurité et les milices paragouvernementales, entre autres du fait de mauvais traitements en prison (1). D’après des fonctionnaires du Borno qui souhaitent évidemment rester anonymes, il est même possible que l’armée ait tué les deux tiers des victimes, dont le nombre est sous-estimé au vu des difficultés à savoir ce qui se passe réellement dans les zones rurales.
En effet, les troupes nigérianes ont une puissance de feu sans commune mesure avec celle des insurgés et leur performance ne s’est guère améliorée malgré l’élection d’un ancien militaire à la tête du pays en mars 2015. Le récent «incident» de Rann est venu le rappeler lorsque, le 17 janvier, l’armée de l’air a bombardé «par erreur» un camp de déplacés à la frontière du Cameroun et y a tué une centaine de personnes, dont une vingtaine de collaborateurs de la Croix-Rouge. Sans aucune illusion, on aimerait que la communauté internationale se mobilise aussi pour demander des enquêtes sur les massacres commis par des troupes de la coalition antiterroriste, à Baga le 22 avril 2013 ou à Kerawa et à Njimini le 11 février 2016.
Détournement de l’aide
Autre procédé qui entretient la crise humanitaire, les autorités militaires ont mis en place des sanctions économiques afin de tarir les sources de financement des combattants de Boko Haram, qui vivent du pillage et de la prédation à défaut d’être subventionnés par Daech ou Al-Qaeda. Résultat, les paysans n’ont plus le droit de cultiver leurs terres dans la région de Diffa au Niger, les pêcheurs sont interdits sur le lac Tchad, les éleveurs ne peuvent plus vendre leur bétail sur les marchés qui ont été fermés au Nigeria et les commerçants ne sont plus autorisés à traverser des frontières qui ont été transformées en zones tampons et évacuées de leurs habitants. Conjuguées aux restrictions de transports et d’acheminement de l’aide, les conditions sont réunies pour empêcher la population de subvenir à ses besoins.
Un troisième mécanisme entretient la crise humanitaire : le détournement de l’aide. Le Nigeria est régulièrement classé parmi les pays les plus corrompus du monde. Il est donc logique que l’aide y soit détournée dans des proportions bien supérieures à ce qu’en ont révélé quelques enquêtes en cours dans le Borno et à Abuja. Des témoignages recueillis sur place parlent de trois camions sur quatre dont le chargement est revendu au marché noir. Nonobstant l’habituel déni de certaines agences d’aide, le problème explique pourquoi les structures d’accueil des victimes continuent de connaître des taux de malnutrition élevés. Le détournement des vivres explique aussi pourquoi, d’après les estimations, seulement 10 % des déplacés nigérians sont allés chercher refuge dans ces camps. On pourra toujours vanter les mérites de la solidarité africaine. Mais la réalité est plus prosaïque : les paysans préfèrent mourir de faim dans leur village plutôt que d’aller en ville dans des camps où il n’y a, de toute façon, pas assez à manger.
A Oslo, on aurait donc aimé que les institutions financières internationales, les agences d’aide et les ONG humanitaires développent davantage leur analyse de la situation. On connaît bien les risques inhérents à toute intervention sur le théâtre de conflits armés. Les régions autour du lac Tchad n’y échappent pas. En donnant la priorité à la lutte contre le terrorisme (et l’émigration transsaharienne), la communauté internationale risque d’abord de confiner l’aide à une fonction d’auxiliaire social en vue de gagner les cœurs et les esprits des civils, quitte à déterminer ses engagements «humanitaires» en fonction d’impératifs militaires plutôt que des besoins de la population. Dans le contexte de régimes corrompus et, pour certains, très autoritaires, le danger est aussi de conforter les inégalités sociales et d’entretenir des logiques conflictuelles en stigmatisant les étudiants des écoles coraniques ou en assistant seulement les victimes du terrorisme mais pas des forces de sécurité.
Enfin, les donateurs risquent d’encourager l’immunité des militaires. Le président Muhammadu Buhari avait fait de la lutte contre Boko Haram un argument majeur de sa campagne électorale. Son gouvernement prétend avoir écrasé le groupe et communique à tout va sur une normalisation financée par la communauté internationale. Le gouverneur du Borno a ainsi annoncé la fermeture des camps de déplacés d’ici à mai 2017. A supposer que Boko Haram soit en voie d’extinction dans les marais du lac Tchad, la question se pose alors de savoir pourquoi la population continue de souffrir de malnutrition. N’est-ce pas, justement, à cause de raisons qui n’ont pas été mentionnées à Oslo ?