Tous les jours, un ménage congolais se déclare en faillite personnelle faute de pouvoir acquitter ses frais de santé, d’éducation, d’alimentation, d’électricité, d’eau, de transport… Avec la crise, chaque ménage, chaque entreprise tentent de mettre en place une nouvelle stratégie, pour régler non seulement une question sociale, mais aussi et surtout engager un changement de stratégie de survie économique. Ce dernier temps, partout, dans la capitale, voire à l’intérieur du pays, on entend dire régulièrement dans les conversations quotidiennes : « L’argent ne circule pas. », « La situation devient intenable », « C’est pire qu’avant », « On ne sent pas que le 1ER Ministre existe vraiment »…
Certes, les misères des Congolais ne datent pas d’aujourd’hui, mais entre 2010 et 2015, il y a eu un léger mieux… On le sentait ! Un certain nombre de nos caractéristiques, pendant longtemps montrées du doigt comme autant d’archaïsmes, ont été améliorées. Par exemple, le taux de change est demeuré relativement stable au point que les ménages et les entreprises pouvaient faire la planification économique. Et l’État s’est donné une discipline budgétaire sous la pression des principales institutions financières internationales : Banque mondiale, Fonds monétaire international (FMI) et Banque africaine de développement (BAD).
Aujourd’hui, avec la crise, les ménages, les entreprises, voire l’État lui-même, redeviennent endettés. Faute d’excellents éléments stabilisateurs de l’économie, la crise nous touche, jamais comme avant, râle une ménagère. Tous les membres du gouvernement répètent à l’envi que nous la devons à la baisse des cours des matières premières sur le marché mondial, en oubliant de rappeler que le modèle économique congolais, c’est-à-dire le tissu économique foncièrement dépendant de l’exportation des matières premières, est brocardé et combattu par les économistes et observateurs avertis. La conséquence est que le gouvernement est quasiment sans ressources.
Même si des signes de reprise sont perceptibles sur le marché mondial des matières premières, des mécanismes décriés menaceront toujours de freiner la remontée de la croissance au moment de cette reprise. Pour preuve, la croissance attendue en 2017 ne sera que d’environ 2,4 %, seulement. Le problème du gouvernement est d’instiller davantage de régulation et de transferts sociaux dans une économie de marché débridée. Notre problème à nous, en sens inverse, est de moderniser notre puissance publique et notre État-providence pour en maintenir les effets protecteurs mais en réduire l’impact négatif dans les phases d’expansion. C’est ce programme-là qui fait défaut. Celui qu’on serait en droit d’attendre d’un gouvernement dirigé par les gens se réclamant de l’opposition, de la mouvance de l’UDPS, donc de la gauche (socialisme), même en contexte de cohabitation, si elle voulait être non seulement une force d’opposition mais aussi une force de proposition.
« La fonction de PM n’est pas une partie de plaisir »
Critiqué par l’aile pure et dure de l’opposition (RASSOP Limete) et à l’UDPS qui lui reproche son « baiser de Judas », le 1ER Ministre, Bruno Aubert Tshibala Nzenzhe, sait très bien qu’il joue son renouvellement politique, son audience dans les sondages étant en baisse. « La fonction de 1ER Ministre n’est ni une partie de plaisir ni n’est faite pour prendre le café avec des copains », analyse le politologue Jean-Marie Kidinda. « Le but n’est pas de se remplir les poches, mais de surmonter les obstacles qui se dressent devant nous. La cohabitation a toujours été en politique le meilleur moment de s’inscrire dans l’histoire, sans oublier d’amorcer un changement en profondeur », poursuit-il. De ce côté, que de surprises ! Avec les deux successeurs d’Augustin Matata Ponyo Mapon à la primature : Samy Badibanga Ntita et Bruno Aubert Tshibala Nzenzhe, tous deux sortis du moule de l’UDPS, incarnée par le leader charismatique Étienne Tshisekedi wa Mulumba, décédé en février. En langage clair : être politicien, et de surcroît opposant (radical), ne suffit pas pour diriger un gouvernement. Surtout en temps de crise. Il faut aussi se montrer technocrate, diplomate, bosseur… Bref, se montrer digne de la fonction et se positionner en homme de la situation. Comme avec Léon Kengo wa Dondo, sous le règne du maréchal Mobutu Sese Seko, Augustin Matata Ponyo a su redonner à la fonction, ne serait-ce que sur la forme, son ton plus que solennel : programme gouvernemental dans les règles de l’art, arrivée au cabinet aux premières lueurs du jour, réunions hebdomadaires avec les principaux ministres (Troïka stratégique), réalisation des projets, visites à l’étranger, sorties sur le terrain… Bref, une présence tous azimuts à l’interne et à l’international. La primature PALU n’aura été qu’un intermède qu’il faudra très vite oublier autant que celle de l’UDPS.
« Il y a lieu de s’interroger vraiment sur la primature UDPS, d’Étienne Tshisekedi à Bruno Tshibala, en passant par Faustin Birindwa et Samy Badibanga », pense Jean-Marie Kidinda. Qui n’hésite pas à qualifier la primature Tshibala, tout comme celle de son prédécesseur Samy Badibanga, d’échec. Pour tempérer son enthousiasme tshibalaniaque des premiers jours qui ont suivi sa nomination, un de mes amis, proche du 1ER Ministre, m’explique que celui-ci n’aurait pas dû considérer la fonction de 1ER Ministre et chef du gouvernement comme « une fin en soi ». Plus de 100 jours à la primature, les débuts de Tshibala n’ont jamais mérité le nom d’état de grâce. « Aucun pas n’a été franchi, même avec une prudence de sioux », « le 1ER Ministre n’a pas la parole encore libérée », reconnaît ce proche, qui évoque des « dossiers complexes ».
C’est l’insécurité, dans la capitale et dans le Kongo-Central, où le mouvement mystico-religieux Bundu-dia-Kongo (BDK) transformé en parti politique Bundu-di-Mayala (BDM) entretient la psychose et la panique. Mais aussi dans l’Est, où on déplore une escalade militaire avec les groupes armés, qui se réveillent et s’illustrent par des kidnappings assortis de fortes demandes de rançon. Et également au Kasaï, où vient de se tenir à Kananga une conférence régionale pour le retour de la paix et la stabilité, suite au phénomène Kamuina Nsapu.
C’est aussi la tension sociale au sein des services publics, où les syndicats sont chauffés à blanc, exigeant un réajustement des salaires au « taux budgétaire » même si celui-ci est une fiction des Congolais. C’est également la crise financière, suite à la dépréciation continue de la monnaie nationale et la baisse des recettes nationales. C’est enfin les élections à venir, dont tout le monde attend avec impatience la publication du calendrier. Curieux, à chaque crise, c’est le président de la République, Joseph Kabila Kabange, qui vient à la rescousse du gouvernement dont les membres semblent évoluer en solo. Les uns bons, les autres moins bons ou carrément effacés.
Un pari tout de même osé
Samy Badibanga aurait été ulcéré d’être démis de la manière que tout le monde sait (en direct à la télévision), de perdre le pari qu’il avait fait de ne pas quitter la primature sans qu’aient été organisées les élections. Il n’a même pas eu le temps d’appliquer son programme qui se résumait par quelques feuillets. Samy Badibanga avait promis aux patrons, membres de la Fédération des entreprises du Congo (FEC), lors de la conférence sur les PME, qu’il allait changer du tout au tout dans la conception du gouvernement de l’avenir de notre économie. Reste que, manifestement, Bruno Tshibala se serait forgé une philosophie plus précise : quoi qu’il fasse ne sera pas apprécié à sa juste valeur. Si l’intransigeance est la politesse de l’UDPS… lui se veut désormais républicain. Alors que le RASSOP Limete, avec l’UDPS à sa tête, misait sur le fils Tshisekedi, Félix Tshilombo, comme on attend « le retour du soleil », Tshibala, lui, s’est présenté comme « l’héritier spirituel, donc légitime » du sphinx de Limete, en sa qualité de l’un des pères fondateurs de l’historique parti de l’opposition et comme l’architecte de la rencontre de Genval. Même si son geste est qualifié d’« incongruité » à l’UDPS, où la discipline du parti est organisée et réglée avec une rigueur toute militaire, dans les rangs des dissidents UDPS et RASSOP, on prétend avoir agi de la sorte pour dénoncer la « FNisation de l’UDPS et de l’opposition », allusion au Front national en France où les rennes du parti sont entre les mains des membres de la famille Le Pen. Après le père, Jean-Marie ; la fille, Marine ; et peut-être demain, ça sera le tour de la petite-fille, Marion Maréchal, qui monte en puissance.
Reste que, manifestement, le geste politique de Tshibala et consorts n’a pas eu la conséquence attendue de « briser la glace UDPS ». Ses partisans demandent qu’on le laisse tranquille : « Il a eu son opportunité, qu’on le laisse en profiter… » Profiter de quoi ? « C’est dire que les intérêts du pays ne sont pas l’élément inconditionnel dans le comportement de l’homo politicus en RDC », dissèque Kidinda. Qui souligne que « c’est dans le rapport avec l’argent que l’attitude change le plus spectaculairement en politique telle que pratiquée dans le pays ». Pour preuve, aucune élection ne devrait être organisée cette année. Tshibala n’en parle ou seulement du bout des lèvres. Mais personne n’est stupéfait, surtout à l’UDPS, par le changement de son ton. À l’opposition, le message est clair : « Les Congolais doivent lutter eux-mêmes pour leur avenir et leur destin ». Autant dire dans la solitude, voire l’hostilité, mieux vaut faire alors contre mauvaise fortune bon cœur, une devise française, et se serrer les coudes.
Pas de doute, dans le ciel de Bruno Tshibala, ce n’est pas encore l’alignement des planètes. Jamais un 1ER Ministre n’a été autant absent. Confronté à la crise, en froid avec sa famille politique, ce serait presque une douche froide, à la sortie de laquelle il ne pourra pas se sentir en pleine forme. À sa manière, il montre qu’il ne tremble ni ne se laisse impressionner. Il n’a pas vraiment le choix. Lui qui, même pour un peu, ne décroche pas le moindre sourire au passage de son cortège, en dépit de son charme naturel avéré.
Tshisekedi, barre d’appui politique
Notre histoire politique montre qu’Étienne Tshisekedi, le leader historique de l’UDPS, créée au début des années 1980, a toujours été la barre d’appui pour se sortir des crises majeures au sein de la classe politique et atténuer les tensions sociales. Et chaque dialogue politique entrepris se solde par la désignation d’un 1ER Ministre issu de l’opposition. Étienne Tshisekedi imprimait vite sa marque et n’oubliait pas. L’avenir dira si, en plus, il a su prendre les bonnes décisions. Reste que, manifestement, à chaque fois que l’expérience a été tentée, la cohabitation avec le président Mobutu tournait vite à un duel aux couteaux, à un combat des chefs, voire à une guerre des ego. Acte I : le premier cabinet de Tshisekedi a duré l’espace de 3 jours (29 septembre-1er novembre 1991). Le pays venait de vivre un des pires moments de son histoire : les pillages qui l’ont transformé en véritable champ des ruines. L’opposant historique est appelé aux affaires par la force des choses (négociations politiques du palais de Marbre) pour faire baisser la tension sociale. Le jour de son investiture, Tshisekedi s’illustra en biffant (en direct à la télé) certaines mentions sur l’ordonnance de sa nomination. Premier couac : Mobutu encaisse mais ne cède pas. Tshisekedi est remplacé par Bernadin Mungul Diaka.
Acte II : les Congolais étaient en train d’écrire une nouvelle page de leur histoire à la Conférence nationale souveraine (CNS) au Palais du peuple pour l’instauration de la démocratie. À défaut de déboulonner le dictateur Mobutu du pouvoir, les participants élurent Tshisekedi comme 1ER Ministre, en remplacement de Jean Nguz-a-Karl-Ibond, qui gouvernait « par défi ». Avec Doliveira Kyungu wa Kumwanza, alors gouverneur du Shaba, il avait planifié et organisé l’« exodus » des Kasaïens du Shaba, situation dont la GECAMINES et d’autres sociétés de la province en pâtirent. Même si le deuxième cabinet de Tshisekedi aura été le plus long de sa primature, soit 8 mois (15 août 1992-18 mars 1993), il n’a pas été sans esclandre. Alors que la Banque centrale du Zaïre sous le gouverneur Nyembo Shabani met en circulation la plus grosse coupure de l’époque (5 000 Z), Tshisekedi débarque avec tambours et trompettes à la CNS pour déclarer en direct à la télé sa « démonétisation ». Et le pays replongea dans les pillages en janvier 1993, avec comme conséquence l’existence des deux zones monétaires : l’espace kasaïen et le reste du pays.
Acte III : l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) qui a déclenché une rébellion dans l’Est en 1996, progressait vers Kinshasa. Mobutu est dos au mur. Il s’appuie sur la classe politique pour stopper l’avancée de l’AFDL qui a le vent en poupe, bénéficiant d’un soutien populaire tous azimuts. Tshisekedi revient aux affaires. Nouveau couac avec Mobutu. La cohabitation ne dure qu’une semaine (2 avril-9 avril). Les alliés politiques, voire des membres de son parti, ne se sont pas laissés imposer ni son rythme ni ses priorités. Étienne Tshisekedi s’est fait une spécialité de ces gestes symboliques, prétendus plus explicites que les longs discours. Il ne cessait se dire : « L’UDPS est le seul parti qui a lutté longtemps pour l’intérêt de ce peuple. Je sais que l’union fait la force, mais ce n’est pas une nécessité pour moi ».
Birindwa, « le prestidigitateur »
La révocation du 1ER Ministre élu à la CNS a relancé de plus belle la crise politique et sociale dans le pays. Mobutu Sese Seko convoqua des négociations politiques sous le format de Conclave politique de Kinshasa en 1993. Les forces politiques de la mouvance présidentielle mirent en place des nouveaux textes pour régir la période de transition. Pendant que tous les sondages donnaient Thomas Kanza, le challenger battu à la CNS, favori, contre toute attente, malgré la ferme opposition de son parti, Faustin Birindwa fut désigné le 18 mars 1993. Et le 29 mars 1993, il fut nommé par ordonnance présidentielle 1ER Ministre du gouvernement de « large union nationale et de salut public ».
À l’époque, Birindwa était secrétaire national de l’UDPS en charge de l’organisation du parti, et, en même temps, il pilotait le secrétariat technique de l’opposition (STOP), sorte de laboratoire où l’on expérimentait toutes les actions politiques, économiques et sociales destinées à faire tomber le régime de Mobutu. Birindwa aurait réussi à émerveiller Mobutu, comme le font les magiciens, par la démonstration de stratégie de comment phagocyter l’UDPS, dont il connaissait les structures de base et les hommes comme le fond de sa poche. Mais aussi de celle de réunification monétaire et de stabilisation des finances par la réforme monétaire. Sa primature a duré quasiment 11 mois (29 mars 1993-14 janvier 1994). Boudé dans l’espace kasaïen qui a continué de consommer les anciens zaïres, le Nouveau Zaïre n’aura été que pire catastrophe. Quand Léon Kengo wa Dondo revint à la primature pour lui succéder, il demanda à la police judiciaire d’ouvrir une enquête judiciaire sur un certain Kanaffer, concernant une opération de contrefaçon de Nouveaux Zaïres – mis en circulation dans les années 1993-1994 par le gouvernement de Faustin Birindwa – fabriqués en Argentine. Et Kengo wa Dondo avait décidé d’expulser Kanaffer du territoire congolais.
La désignation de Samy Badibanga, président du groupe parlementaire de l’UDPS, s’apparente à celle de Birindwa en 1993. Le fait que l’UDPS et alliés aient boycotté les négociations politiques de la Cité de l’UA sous l’égide de l’Union africaine, a bouleversé le plan du départ. Celui-ci préparerait la place pour Félix Tshisekedi dans le cadre des négociations MP-UDPS ayant préconisé – à en croire Gaston Dindo – une transition de trois ans… L’Accord politique issu de ce dialogue accorda à l’opposition le poste de 1ER Ministre du gouvernement d’union nationale dont « la mission principale était de conduire le peuple aux élections, tout en préservant les acquis économiques et sociaux des quinze dernières années ».
Un 1ER Ministre, luba kasaïen
Selon certains observateurs, Samy Badibanga qui ne jouit pas de « la légitimité historique du combat contre la dictature », a été plutôt choisi pour « fragiliser l’UDPS en entretenant les dissidences ou en semant la confusion au sein dans la base kasaïenne dont il est ressortissant tout comme Étienne Tshisekedi et qui sert de socle à ce parti. » Pour le reste, beaucoup d’observateurs ont noté qu’un accord politique sans l’UDPS et alliés n’avait pas d’avenir. La médiation de la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) a été sollicitée par le président Kabila dans l’objectif d’arracher un dialogue plus inclusif appelé de tous leurs vœux par l’opposition et la communauté internationale. Alors que le RASSOP s’attendait à la désignation de Félix Tshisekedi comme 1ER Ministre, c’est Bruno Tshibala qui sortit du chapeau. Encore un luba kasaïen ! Comme pour dire, qu’il aurait été récompensé autrement ! Tous les analystes sont formels : le dissident de l’UDPS a été nommé à ce poste avec l’objectif précis de déstabiliser toute l’opposition, particulièrement celle regroupée au sein du RASSOP. On ne sait pas combien de temps il fera encore à la primature. Dans tous les cas, lui ou un autre (UDPS, luba kasaïen encore ?) charriera une lourde charge parallèlement à la gestion de la transition pour des élections apaisées. Au-delà de ce paravent, il devra convaincre de sa capacité à fragiliser l’UDPS d’Étienne Tshisekedi. En conclusion, pour éviter l’engrenage qui risquerait de conduire au-delà du 31 décembre à une escalade de la violence, il faut multiplier les gestes d’ouverture et surtout d’apaisement qui s’apparenteraient à un nouveau dialogue politique, inévitable.