Ce qui surprend, néanmoins, dans la rhétorique de Trump, c’est la méconnaissance assumée de la réalité géographique et industrielle des filières américaines de l’acier ou de l’aluminium. C’est aussi et surtout l’incongruité de la notion d’acier ou d’aluminium « américain ».
Entendons-nous : l’origine géographique des biens échangés internationalement relève tout autant d’une évidence physique que d’une nécessité statistique. Les matières premières n’échappent pas à cette règle, notamment dans les filières agricoles où elle est incontournable. Il y a bien un cacao ivoirien ou ghanéen, un café kenyan, une vanille malgache, comme il existe du blé russe ou du maïs américain. Cette notion perd, en revanche, tout son sens sur le plan économique lorsqu’elle cesse d’être une indication pour devenir une revendication. S’il faut néanmoins la poser en ces termes, la réponse qu’il convient de lui apporter ne souffre d’aucune ambiguïté : il n’y a de véritable nationalité que pour les matières premières directement extraites du sol ou du sous-sol d’une nation. De toute évidence, ni l’aluminium ni l’acier n’en font partie.
Matières premières et matières premières
Il faut, pour étayer cette affirmation, rappeler que les matières dites « premières » ne le sont, en réalité, pas toujours. Indispensables aux secteurs de la construction et des infrastructures, de l’automobile ou de l’emballage, l’acier et l’aluminium sont tout autant des « commodités » que des produits industriels issus de la combinaison de bien d’autres facteurs : bauxite puis alumine pour l’aluminium, minerai de fer, charbon à coke et divers autres métaux pour l’acier. Ils ne peuvent, en cela, être considérés que dans une logique de filières disposant d’un amont et d’un aval et non comme de seuls « intrants » industriels. L’aluminium fabriqué aux États-Unis, comme en Europe, se fonde certes sur une main-d’œuvre, des sources électriques, un savoir-faire et des innovations parfois radicales dont le pays peut s’enorgueillir, mais il est aussi le fruit d’une bauxite dont très peu de tonnes – sinon aucune – sont extraites de leur sous-sol. Les États-Unis importent, en effet, la quasi-totalité de la bauxite qu’ils consomment, dont 46 % de Jamaïque, 30 % du Brésil et… 21 % de Guinée. Le constat pourrait apparaître radicalement différent pour l’acier : il est simplement plus complexe. Traiter de l’unicité de ce produit n’a, en effet, guère de sens tant son conditionnement et sa composition, elle-même fonction de l’adjonction possible de divers autres métaux, peuvent varier.
Le sous-sol américain offre certes du minerai de fer et du charbon à coke en abondance, deux matières premières nécessaires pour la production d’acier par la filière fonte. Il recèle également du zinc ou du nickel utilisés respectivement pour la production d’aciers galvanisés et inoxydables, mais dans des quantités bien souvent insuffisantes pour éviter aux États-Unis d’en être un importateur net. Une fraction de l’acier « made in USA » n’est-elle d’ailleurs pas africaine ? Sur la période 2013-2016, les États-Unis ont, rappelons-le, importé 73 % du manganèse qu’ils consomment du Gabon et… 98 % de leur chromite d’Afrique du Sud : deux éléments utilisés pour modifier les propriétés physiques de l’acier. Convenons-en : la sidérurgie américaine, européenne ou chinoise aurait, en réalité, une tout autre physionomie si elle ne pouvait pas bénéficier de ressources minérales issues des sous-sols mondiaux, faisant donc l’objet d’un vaste commerce international. Ce même commerce international que le président américain dénonce avec force lorsqu’il tourne à son désavantage.
Une tendance à l’effacement
Largement irrationnelle, la mesure américaine n’en demeure pas moins révélatrice de deux réalités fondamentales. L’effacement des minerais au profit des métaux est la première d’entre elles. De l’acier vers le minerai de fer et de l’aluminium vers la bauxite, ce sont, en effet, les prix des métaux qui déterminent en large part ceux des minerais, et non l’inverse. Il en découle une aspiration légitime pour tous ces pays, africains notamment, situés en amont des filières : celle de transformer localement davantage de matières premières pour capter une plus grande part de la valeur ajoutée. Cela équivaudrait à oublier une seconde réalité, bien plus importante encore : la sujétion des minerais et des métaux comme de la quasi-totalité des matières premières aux règles de marchés ultra-concurrentiels où il est aisé de substituer une source d’approvisionnement à une autre et où la volatilité des prix domine. Cette réalité dont les États-Unis ont été, parmi de nombreux autres pays, les promoteurs et qu’ils tentent aujourd’hui de combattre par l’imposition de droits de douane. Cette réalité, enfin, qui explique pourquoi les pays africains doivent être prudents dans la mise en œuvre de leur politique industrielle : plus de transformation locale ne peut, à elle seule, garantir les conditions de l’émergence et du développement économique.