En 1965, le ministre français des Finances Valéry Giscard d’Estaing qualifiait dans une formule célèbre de les avantages conférés aux Etats-Unis grâce au statut du dollar en tant que principale monnaie de réserve à l’échelle mondiale. Ces atouts diminuent aujourd’hui avec la montée de l’euro et du renminbi chinois. Et voici désormais que les guerres commerciales malavisées et sanctions contre l’Iran menées par le président américain Donald Trump sont vouées à accélérer la prise de distance par rapport au dollar.
Les Etats-Unis tirent pourtant trois avantages économiques majeurs du rôle clef du dollar sur le plan monétaire. Un premier avantage réside dans la capacité à emprunter à l’étranger en dollars. Lorsqu’un Etat emprunte dans une devise étrangère, il peut risquer la faillite ; ce n’est pas le cas lorsqu’il emprunte dans sa propre monnaie. Plus généralement, le rôle international du dollar permet au Trésor américain d’emprunter avec un plus haut degré de liquidité, et des taux d’intérêt moins élevés, que cela aurait été le cas dans une autre situation.
Un deuxième avantage réside dans l’activité bancaire : les Etats-Unis, et plus précisément Wall Street, tirent un revenu significatif de la vente de services bancaires au reste du monde. Le troisième avantage se situe au niveau du contrôle réglementaire : l’Amérique gère soit directement, soit conjointement, les plus importants systèmes de règlement de la planète, ce qui lui confère la possibilité majeure de contrôler et limiter les flux de financements liés au terrorisme, au trafic de stupéfiants, à la vente illégale d’armes, à l’évasion fiscale et à d’autres activités illicites.
Mauvais choix
Ces avantages n’existent cependant que si les Etats-Unis fournissent des services monétaires d’excellente qualité au reste du monde. Si le dollar est largement utilisé, c’est parce qu’il se démarque comme la devise la plus pratique, la moins coûteuse, et comme l’unité de compte, le moyen d’échange ainsi que la réserve de valeur offrant le plus de sécurité. Le dollar n’est toutefois pas irremplaçable. La gestion monétaire américaine a sérieusement flanché au fil des années, et les mauvais choix de Trump pourraient bien précipiter la fin de la prédominance du dollar.
Dès les années 1960, la mauvaise gestion budgétaire et monétaire américaine a conduit à la rupture en 1971 du système de Bretton Woods caractérisé par un taux de change rattaché au dollar, lorsque l’administration du président Richard Nixon a unilatéralement mis fin au droit des banques centrales étrangères d’échanger leurs dollars en or. Cette désintégration du système fondé sur le dollar a été suivie par une décennie d’inflation élevée aux Etats-Unis et en Europe, puis par une désinflation soudaine et coûteuse en Amérique au début des années 1980. La tourmente du dollar a constitué un facteur clef de motivation pour l’Europe sur le chemin de l’unification monétaire de 1993, qui a culminé avec le lancement de l’euro en 1999.
De même, les erreurs dans l’Amérique dans la gestion de la crise financière asiatique en 1997 ont contribué à convaincre la Chine d’amorcer l’internationalisation du renminbi. La crise financière mondiale de 2008, qui est apparue à Wall Street puis s’est rapidement propagée au monde à mesure de l’assèchement des liquidités interbancaires, a elle aussi éloigné un peu plus le monde du dollar, au profit de monnaies concurrentes.
Alternatives au dollar
Aujourd’hui, les guerres commerciales et mesures de sanction inconsidérées du président Trump sont certainement vouées à accentuer cette tendance. De même que le Brexit met à mal la City londonienne, les politiques commerciales et financières trumpiennes de « l’Amérique d’abord » annoncent l’affaiblissement du rôle du dollar, et celui de New York en tant que centre financier planétaire.
Les choix économiques internationaux de Trump les plus malavisés et les plus lourds de conséquences résident dans la guerre commerciale menée à la Chine, et dans la réimposition de sanctions vis-à-vis de l’Iran. Cette guerre commerciale est une tentative maladroite et presque absurde de l’administration Trump destinée à retarder l’ascension économique de la Chine, en s’efforçant d’asphyxier les exportations du pays et son accès aux technologies occidentales. Mais s’il est possible que les barrières commerciales douanières et non douanières écorchent la croissance de la Chine à court terme, elles ne changeront pas de manière décisive sa trajectoire ascendante sur le long terme.
Il faut davantage s’attendre à ce qu’elles renforcent la détermination de la Chine à s’affranchir de sa dépendance partielle et continue aux finances et aux échanges commerciaux avec les Etats-Unis, et à ce que les autorités chinoises redoublent d’efforts dans leur renforcement militaire, leurs investissements massifs dans les technologies de pointe, et dans la création d’un système mondial des paiements basé sur le renminbi en tant qu’alternative au système du dollar.
Le retrait de Trump hors de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien, et la réimposition de sanctions contre la République islamique pourraient bien engendrer des conséquences tout aussi importantes dans le déclin du rôle international du dollar. Sanctionner l’Iran s’inscrit en contradiction directe avec la politique mondiale menée à l’égard du pays. Le Conseil de sécurité des Nations unies a voté à l’unanimité le soutien à l’accord nucléaire et le rétablissement des relations économiques avec l’Iran. Les autres pays, conduits par la Chine et l’UE, oeuvreront désormais activement pour contourner les sanctions américaines, notamment en court-circuitant le système des paiements en dollars.
Le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, a ainsi récemment fait valoir l’intérêt de l’Allemagne dans l’établissement d’un système européen des paiements, indépendant des Etats-Unis. Il est « indispensable que nous renforcions l’autonomie de l’Europe en créant des canaux de paiement indépendants des Etats-Unis, un Fonds monétaire européen, et un système SWIFT distinct », a déclaré Maas (SWIFT est l’organisation qui gère le système de messagerie mondial pour les transferts interbancaires).
A ce jour, les chefs d’entreprise américains soutiennent Trump, qui les comble de déréglementations et baisses d’impôts sur les sociétés. Malgré des déficits budgétaires, le dollar demeure solide à court terme, les réductions d’impôts ayant alimenté la consommation américaine et élevé les taux d’intérêt, ce qui attire le capital étranger. Néanmoins, dans les prochaines années, les politiques budgétaires coûteuses ainsi que les mesures commerciales et sanctions aventureuses de Trump affecteront l’économie américaine et le rôle du dollar dans la finance mondiale. Combien de temps s’écoulera-t-il avant que les entreprises et gouvernements de la planète se ruent vers Shanghai plutôt que Wall Street, pour émettre désormais leurs obligations en renminbis ?
Jeffrey Sachs , économiste, est directeur de l’Institut de la Terre à l’université Columbia.