Qu’une vidéo filmée dans des conditions indignes, véhiculée par des réseaux sociaux dont il souhaite par ailleurs réduire l’influence en période électorale, conduise à des décisions annoncées dans l’urgence en dit long sur la fébrilité de l’exécutif en place en France.
Depuis que les médias ont à leur tour diffusé cette séquence, le terme «violence» s’est imposé, et il a fallu quelques jours pour que les commentaires se stabilisent. Désormais, de manière unanime, il est à chaque fois question d’«une enseignante braquée par une arme factice».Si l’arme est factice, qu’en est-il de la violence ? Il faut interroger ces images, ne pas se contenter de focaliser l’attention sur cette silhouette, certes, menaçante, qui mime un mauvais polar. Il faudrait mettre en relation le geste et l’attitude de l’enseignante, dont on voit qu’elle garde son calme et poursuit ce qu’elle est en train de faire. Il faudrait se demander pourquoi aucun élève n’intervient, pourquoi plutôt que de lui demander d’arrêter, ceux du premier rang sortent leur téléphone, s’amusent, pourquoi, enfin, une autre silhouette se glisse à l’arrière-plan pour faire un doigt d’honneur.
Rien dans cette vidéo n’indique un danger immédiat pour l’intégrité physique de cette enseignante ou des élèves présents et, par conséquent, la mise en relation, sans précaution, avec les bagarres de rue ou les affrontements mortels entre bandes paraît relever ou d’un amalgame ou d’un défaut d’attention aux faits.
En tant qu’enseignant, cette image je la reconnais. C’est celle du chahut, porté à un degré insupportable. La violence que l’on y voit est celle d’un piétinement généralisé : autorité de l’enseignant, respect dû à l’adulte, règlement intérieur, convenances sociales élémentaires, sens de la présence des uns et des autres au sein d’un lieu dédié au savoir, au dialogue, à la construction de soi et à la préparation de l’avenir.
Mais il est une autre violence encore, que personne, il me semble, n’a relevée – pas même le ministre de l’Education nationale pourtant chargé de la question : la large diffusion de cette vidéo viole l’intimité du cours.
Revenons au contexte, encore une fois : la scène se déroule au moment où l’enseignante, assise, procède à l’appel, donc probablement en début de cours. Suivant des instructions, que j’ai moi aussi reçues, elle s’astreint à indiquer les absents dès les toutes premières minutes, ce qui permet à l’Etablissement de contacter les familles par SMS. Parce qu’elle est en train de renseigner le logiciel, elle détourne le regard de la classe et, probablement, de la porte d’entrée par où a dû se glisser le retardataire. Cette collègue sacrifie temporairement la gestion de classe à la gestion administrative. C’est ce qui lui est demandé par l’Institution.
Que savons-nous des minutes qui suivent ? Rien. Nous pouvons juste imaginer les efforts qu’il lui a fallu fournir pour apaiser la classe, faire en sorte que les portables soient éteints, rangés, les cahiers et les livres sortis, les capacités d’attention enfin mobilisées en direction du cours qu’elle a préparé.
Nous pouvons aussi penser que le calme affiché pourrait être le signe d’une habitude – hélas – de ces situations, le signe aussi de la certitude qu’elle saura les surmonter, une fois debout face aux élèves.
Ce par quoi il faut parfois passer, les trésors de patience et de conviction qu’il s’agit de déployer, cours après cours, dans des établissements où rien n’est gagné d’avance, les moments absurdes, insensés, tendus, qu’il faut accepter de traverser pour rétablir un climat scolaire toujours fragile, poser un cadre au bénéfice de tous : tout cela relève de l’intimité de la relation pédagogique entre une classe et un enseignant, à un moment et dans un contexte donné.
Tout enseignant ayant travaillé dans ces établissements où il s’agit de conquérir, heure par heure, ce climat permettant que le cours se déroule sur l’année, sans jamais rompre la relation, peut témoigner avoir vécu ces moments où l’on se sent près de s’effondrer, où l’on voit tout ce à quoi l’on tient – et qui nous tient – menacer de s’effondrer en même temps. Témoigner mais sans juger. Simplement énoncer le fait d’avoir subi ces moments et de les avoir surmontés, d’une manière ou d’une autre, dans la solitude, en évitant la surenchère ou la manifestation d’une autorité de plein droit.
La violence autre que symbolique est là, dans cet empêchement à exercer une autorité professionnelle au bénéfice du plus grand nombre, qui ne fait plus sens pour certains élèves. Cette violence n’a pas besoin d’une arme factice pour s’exprimer. Les mots, les attitudes, les regards suffisent la plupart du temps.
Elle est plus sourde et plus secrète, à la fois connue de tous et tue, moins par lâcheté – des enseignants comme de l’Institution – que parce que touchant à l’intime et ne pouvant donc pas être aisément, totalement, partagée.
Et parce qu’au fond, l’espoir de l’apaisement l’emporte bien souvent sur l’envie d’en découdre, ce qui, heureusement, se vérifie. Bien que révélée au grand jour, cette violence-là n’est même pas vue. Sa complexité la condamne, une fois de plus, à demeurer sans réponse.