BEF : À votre avis, les dirigeants congolais ont tort de reproduire le modèle économique colonial en matière de commerce extérieur…
B.T. : J’insiste pour dire qu’une économie extravertie est celle qui transfère la richesse à son détriment, ce qui était logique à l’époque coloniale parce que l’économie congolaise était une économie satellitaire, secondaire et auxiliaires. Si Anvers est devenu ce qu’il est aujourd’hui, c’est parce que nous n’avons pas pu donner à notre diamant la valeur ajoutée depuis 1960 que nous sommes souverains. Nous continuons à reproduire le modèle économique colonial et c’est bien dommage.
BEF : En clair, il y a un manque de vision politique, de stratégie de développement. Bref, il y a un manque d’intelligence économique…
B.T. : C’est comme vous voulez mais, moi, je ne donne que des exemples. Prenez la cartographie de la misère dans le monde, vous allez observer qu’il y a une forte concentration des pays pauvres qu’on appelle « les pays les moins avancés » ou PMA en Afrique centrale, et surtout dans la communauté bantoue.
BEF : Comment interprétez-vous cela ?
B.T. : Ça signifie que le comportement économique de cette zone-là n’est pas cartésien. Sur la liste des PMA, il y a 47 pays dont 33 sont des pays. Ce sont l’Angola, le Bénin, le Burkina Faso, le Burundi, Comores, le Djibouti, l’Érythrée, l’Éthiopie, la Gambie, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Lesotho, le Libéria, Madagascar, le Malawi, le Mali, la Mauritanie, le Mozambique, le Niger, l’Ouganda, la République centrafricaine, la RDC, la République-Unie de Tanzanie, le Rwanda, Sao Tomé-et-Principe, le Sénégal, la Sierra Leone, la Somalie, le Soudan, le Soudan du Sud, le Tchad, le Togo et la Zambie.
« Les pays de l’Afrique francophone ne maîtrisent pas leurs économies. Ils sont dominés par des opérateurs étrangers alors que les pays d’Afrique anglophone fournissent l’effort nécessaire pour maîtriser leur espace économique en vue d’une croissance inclusive. »
Le constat est que c’est l’incapacité de parvenir à un résultat positif qui est à la base de cette situation. Et le phénomène est encore plus angoissant dans les pays francophones. À ce propos, le Nigérian Aliko Dangoté, tout premier milliardaire africain dont la fortune personnelle est estimée à 7 milliards de dollars, a déclaré dans une interview accordée en juillet 2021 à la télévision Africa 24 que les pays de l’Afrique francophone ne maîtrisent pas leurs économies. Ils sont dominés par des opérateurs étrangers alors que les pays d’Afrique anglophone fournissent l’effort nécessaire pour maîtriser leur espace économique en vue d’une croissance inclusive.
BEF : Vraiment rien d’étonnant que dans le top 10 des puissances économiques en Afrique, les pays anglophones volent la vedette aux autres pays…
B.T. : Dans le classement de la Banque mondiale, il y a 5 pays anglophones (Nigeria, Afrique du Sud, Kenya, Ghana et Tanzanie), 3 pays arabophones (Egypte, Algérie et Maroc), 1 pays lusophone (Angola) et 1 pays non colonisé (Ethiopie). Et aucun pays francophone !
BEF : Il y a là alors un problème…
B.T. : En matière d’économie, il y a toujours un lien de cause à effet, une relation historique entre le passé et le présent. Si vous voulez vous reconnaître, il est important de faire une lecture objective, dépassionnée de l’histoire sans faire la chasse aux sorcières.
BEF : Donc, il y a un lien entre le passé colonial et la stratégie de développement appliqué aujourd’hui par les pays africains ?
B.T. : On distingue 4 types d’Afrique dans le prisme de la colonisation : l’Afrique anglophone, l’Afrique lusophone, l’Afrique francophone et l’Afrique belge. La colonisation anglaise était la plus puissante. C’était un empire où le soleil ne se couchait pas. Les Anglais ont créé le Commonwealth avec un système d’intégration poussé à l’extrême. Les Portugais, eux, étaient les champions de la colonie de peuplement. Ils se mariaient avec les femmes autochtones et c’est pourquoi il y a plus de métis au monde dans les colonies portugaises. Tout comme les Anglais et les Portugais, les Français ont fait aussi l’effort d’intégration.
BEF : Quid des Belges ?
B.T. : Nous avons eu la malchance de se trouver dans l’Afrique belge mais à la décharge de la Belgique. Ah oui, les Belges étaient honnêtes envers eux-mêmes, ils ne voulaient pas du Congo. C’est à cause des exactions de Léopold II que les pays anglophones ont contraint la Belgique à prendre le Congo. La Belgique a donc accepté mais à une condition : pas d’élite, pas de problème. Pendant que les autres colonisations schématisaient la formation des colonisés, les Belges, eux, ont plafonné la formation des Congolais au cycle primaire puis à l’école des métiers.
BEF : Comment vous expliquez-vous alors ces divergences ?
B.T. : D’abord, elles sont à trouver dans les différentes écoles de la colonisation : française, anglaise, belge, etc. de colonisation. Prenons l’école française avec le cas d’un homme comme Léopold Sédar Senghor. Il est né en octobre 1906 dans le petit village de Joal au sud de Dakar, au Sénégal. Il apprend à l’école le français, une langue qui l’aide beaucoup à avoir son baccalauréat. Doué et passionné de littérature française, il obtient une bourse d’étude pour parfaire sa formation à Paris en 1928. Après une licence de lettres en 1931, il débute sa carrière dans l’enseignement avant d’être reçu en 1935 au concours d’agrégation de grammaire. Senghor est le premier Noir au monde agrégé de grammaire française et le premier Africain élu à l’Académie française en 1983. Il a enseigné le français aux Français. Avec le modèle français, il n’y avait pas d’école pour les enfants des colons ni d’école pour les enfants des colonisés. Tous fréquentaient la même école. Dès 1945, Senghor débute une carrière politique en étant élu député du Sénégal à l’Assemblée nationale française. Il devient le premier président du Sénégal à l’indépendance en 1960.
BEF : Un parcours presque pareil pour Félix Houphouët Boigny…
B.T. : Né en octobre 1905 dans le village de N’Gokro, en Côte d’Ivoire, Félix Houphouët Boigny a reçu, lui aussi une éducation chrétienne comme Senghor et a été formé à l’école française. Il fait de études de médecine en Afrique occidentale française (AOF) comme on le fait en France. Devenu médecin à partir de 1925, il se distingue par sa dénonciation des abus faits aux planteurs africains par la métropole. Devenu en 1939 administrateur de son canton d’origine, il y met en œuvre les principes modernisateurs qu’il appliquera à tout le pays après 1960. Fondateur en 1944 du Syndicat agricole africain, il est en 1945 le seul député autochtone de la Côte d’Ivoire à l’Assemblée constituante française jusqu’à la chute de la IVe République. Il est de tous les gouvernements français, de 1956 à 1959, l’un des rédacteurs de la Constitution de la Ve République, favorable à la communauté franco-africaine prônée par de Gaulle. Quand l’indépendance de la Côte d’Ivoire est proclamée en 1960, il devient, sans surprise, le premier président de ce pays.
BEF : Qu’en est-il de l’école anglaise ?
B.T. : Prenons le cas de Seretse Khama né en 1921 à Serowe, au Botswana alors protectorat britannique du Bechuanaland. Il était le petit-fils du roi tribal Khama III et accéda lui-même au titre de roi de Bangwato en 1925 à la mort de son vieux père.