C’EST BIEN dommage que l’État congolais s’expose à des poursuites judiciaires de la part des exploitants forestiers industriels. En tout cas, dans ce milieu, l’hypothèse n’est pas écartée si Eve Bazaïba Masudi, la vice-1ER Ministre, ministre de l’Environnement et du Développement durable, ne sursoit pas à sa décision de suspension d’octroi des permis de coupe industrielle du bois d’œuvre. L’affaire fait grand débat, voire grand bruit au sein du patronat et chez les partenaires au développement.
On en vient à dire très clairement que la République démocratique du Congo n’a pas de politique de valorisation de son bois. Pire, la grande partie de la production forestière s’évapore dans la nature, notamment à cause de l’exploitation artisanale à la limite de l’anarchie. Bref, le bois congolais souffre du manque de traçabilité.
En un mot comme en deux, le secteur forestier est mal géré en RDC. Sur les 10 millions d’hectares concédés, seulement 225 000 m³ en 2019, 160 000 m³ du bois en 2020, et 200 000 m³ ont été coupés légalement en 2021.
Greenpeace s’en mêle
Il y a lieu donc lieu de se demander combien le secteur a rapporté au Trésor public.
« Au lieu de bloquer l’octroi de permis de coupe industriel pour l’exercice 2022, la vice-1ER Ministre devrait plutôt penser à la maximisation des recettes de l’État.
Ce n’est donc pas sans raisons si l’ONG internationale Greenpeace a tout récemment saisi Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo, le président de la République, pour demander la publication du rapport d’audit de l’Inspection générale des finances (IGF) concernant l’exploitation forestière dans le pays.
Greenpeace Afrique a demandé au président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi de rendre public le rapport de l’audit forestier réalisé par l’Inspection générale des finances (IGF). C’était à l’occasion de la célébration de la journée mondiale de la forêt, le 21 mars dernier. En effet, le 16 octobre de l’année dernière, le président de la République avait chargé la vice-1ERMinistre, ministre de l’Environnement et du Développement durable de diligenter un audit général de tous les contrats de concessions forestières en vigueur dans le pays afin d’en évaluer la légalité juridique.
La publication de ce rapport d’audit était attendue en décembre 2021. Et depuis, rien n’est venu. « Nous demandons au gouvernement congolais à travers le 1ER Ministre, Jean Michel Sama Lukonde, de publier ce rapport que nous considérons comme un élément capital pour la bonne gestion de nos forêts », a déclaré Patient Mwamba, le chef de la campagne forêt chez Greenpeace/Afrique.
À ce jour, en tenant compte du moratoire de 2002 qui astreint l’État à ne pas octroyer de nouvelles concessions aux exploitants forestiers industriels, environ 10 millions d’hectares de forêt sont attribués pour l’exploitation industrielle. En septembre 2021, les industriels du secteur ont introduit des demandes de permis de coupe de bois d’œuvre. Ils devaient les obtenir au plus tard le 31 décembre dernier. Mais en vain.
Aujourd’hui, les exploitants forestiers industriels sont tout simplement inquiets parce que la meilleure saison pour la coupe de bois va de janvier à mai. Eve Bazaïba refuserait de les recevoir. Elle ne répondrait pas non plus au courrier ni ne décrocherait son téléphone. Pour les opérateurs industriels du secteur, la suspension de l’octroi des permis de coupe a des conséquences incalculables, notamment les pénalités pour non-respect de contrats d’exportation, le manque à gagner pour le fisc et les autres services d’assiette ainsi que pour les communautés. Mais aussi et surtout le risque de voir l’État traîner en justice.
Signe évident que dans le secteur forestier, il y a encore des grands défis à relever, comparé au secteur minier qui fait preuve de transparence dans le suivi de la production. Alain Ikala Engunda, analyste chercheur en gouvernance des ressources naturelles chez Tetra Tech, pense qu’il faut vivement souhaiter l’aboutissement des réformes en cours si l’on veut que les forêts de la RDC soient porteuses d’emplois et contribuent de manière substantielle au budget de l’État. Par exemple, le Gabon a doublé sa production de bois en 10 ans, de 1,9 million en 2012 à près de 3,7 millions de m³ en 2021, alors que la RDC n’a produit que 200 000 m³ l’année dernière malgré les 10,4 millions d’ha attribués.
Secteur à la dérive
Comme Alain Ikala Engunda, nombre d’analystes sont formels : le secteur du bois industriel de la RDC est à la dérive. Pourtant, le pays possède la plus grande forêt tropicale d’Afrique. Nantie de plusieurs ressources, notamment ligneuse : Wenge, Afromosia, sapelli, acajou, ébène, etc. « Cette forêt est remplie de bois précieux qui, si exploitée de manière durable, elle peut contribuer au développement du pays », estime Alain Ikala. Convaincu que le rôle de l’État est justement de mettre en place un cadre favorisant les investissements dans ce secteur. « Malheureusement, à la lumière du niveau de production actuelle de bois d’œuvre en RDC et des contraintes quant à une exploitation industrielle efficiente de bois d’œuvre, il y a des raisons de croire que le secteur forestier de la RDC est en phase d’effondrement », déplore-t-il dans une intéressante critique.
Autour de nous, écrit Alain Ikala, le Cameroun a une surface attribuée à l’exploitation forestière industrielle de 6,3 millions d’ha avec une production annuelle d’environ 2,5 millions m³. Pour sa part, le Gabon y a concédé 14,2 millions d’ha pour une production annuelle d’environ 1,5 millions m³. Et le Congo Brazzaville y a consacré 13,9 millions d’ha avec une production annuelle d’environ 1,5 millions m³.
Cet analyste estime que le statu quo actuel ne profite ni au gouvernement ni aux exploitants forestiers. Et pour cause : primo, l’immobilisation des concessions alors que le code forestier en oblige l’exploitation 18 mois après l’obtention de contrat et interdit tout arrêt d’exploitation pendant deux ans consécutifs. Secundo, l’augmentation des charges fiscales. Avec la mise à jour des taxes en 2020, un permis de coupe industrielle de bois d’œuvre coûte depuis 2,5 dollars à l’hectare au lieu du forfait de 2 500 dollars. À cela s’ajoutent le prélèvement entre 5 et 7 m³/ha, soit un pied par ha, et la redevance de superficie. Il y a donc risque de double imposition.
Tertio, il y a réelle menace d’arrêt des exportations de bois d’œuvre. Le gouvernement a adopté en juillet dernier « dix mesures urgentes relatives à la gestion durable des ressources naturelles », notamment un arrêté interministériel suspendant l’exportation des essences de bois d’œuvre. Cette mesure met en mal les acheteurs internationaux et refroidit l’attractivité commerciale du bois d’œuvre de la RDC. Quarto, enfin, le risque de concurrence déloyale des exploitants artisanaux, parce que n’étant pas soumis aux mêmes charges et contraintes que les exploitants industriels. Les exploitants artisanaux évoluant dans l’informel produisent déjà environ 4 millions de m³, contre moins de 150 000 m³ pour les exploitants industriels.
Dans ces conditions, les entreprises du secteur risquent de mettre la clé sous le paillasson. Faute d’exploitation, difficile pour elles d’exécuter leurs cahiers de charge et de remplir leurs obligations vis-à-vis des communautés locales. Alain Ikala en appelle à un véritable dialogue avec la Fédération des industriels du bois afin de relancer les activités dans ce secteur en train de « s’effondrer ». En attendant, il recommande la levée de la mesure de suspension de l’octroi des permis de coupe industrielle du bois d’œuvre afin de sauver la saison de coupe de l’année 2022.