Carburant : pompes à sec à partir de ce lundi 22 novembre ?

Vendredi 19 novembre 2021, tôt le matin, dans les réseaux sociaux, on apprend que les pétroliers-distributeurs ne vont pas servir essence et gasoil à la pompe à partir du lundi prochain jusqu’à ce qu’ils obtiennent la vente à prix coûtant. On imagine déjà la tension sociale qui va en résulter quand on sait que la ville de Kinshasa est sous l’emprise des embouteillages monstres ces derniers temps.

Les automobilistes vont-ils revivre ces scènes de grève à la pompe dès la semaine prochaine?

CE QUI se répandait depuis plusieurs semaines comme une rumeur, s’est confirmé le vendredi 19 novembre 2021 : l’annonce, à travers les réseaux sociaux, de l’arrêt de la distribution des carburants à la pompe à dater du lundi 22 novembre 2021. Maintenant, tous les regards sont tournés vers le gouvernement. Comment va-t-il réagir face à cette prise de position des pétroliers-distributeurs ?

Dans l’immédiat, croit savoir un expert du secteur, le gouvernement devrait penser à « ouvrir des discussions avec la profession pétrolière pendant le week-end pour tenter de désamorcer la bombe sociale que représente la grève à la pompe ». Sinon ? « Eh bien ! la situation pourrait devenir incontrôlable pour plusieurs raisons ». 

Les cours du pétrole sur le marché international ne cessent de flamber depuis le mois de février dernier. Parti de 42 dollars en février 2021, le prix du baril du Brent a atteint 86.70 dollars à la clôture de la séance en bourse du jeudi 18 novembre 2021. Pour les pétroliers, il faut donc suivre le mouvement de hausse : « la vérité des prix à la pompe est le symbole de la loi de l’offre et de la demande ». 

Un des responsables d’une société pétrolière étrangère de distribution installée à Kinshasa pointe du doigt « le manque à gagner » dans le prix du carburant appliqué à la pompe. « Le prix à la pompe est déconnecté du prix du baril de pétrole », dit-il chiffres à l’appui. 

Mais en réalité, le gouvernement a toujours hésité de suivre les sociétés pétrolières dans cette direction. Le gouvernement s’est employé à maintenir les prix du carburant dans des « proportions raisonnables » pour ne pas en rajouter à la crise sociale devenue endémique dans le pays à partir des années 1980. Face à la demande de la profession pétrolière de hausse des prix des carburants, le gouvernement dit toujours vouloir préserver le pouvoir d’achat des Congolais et la paix sociale en subventionnant le carburant.

L’expert du secteur interrogé explique que le gouvernement, lui-même, ne respecte pas les règles du jeu qu’il a mises en place. « Tous les mécanismes mis en place en 2018 pour soulager la trésorerie des sociétés pétrolières ont volé en éclats, l’un après l’autre. Aujourd’hui, il y a des trous d’air dans les trésoreries des pétroliers-distributeurs », fait-il remarquer. 

Homologation préalable

Les tensions autour des prix du carburant à la pompe sur fond de crise étaient déjà perceptibles en 2016. Début 2017, pendant plusieurs jours, les automobilistes ont assisté, impuissants, à une distribution du carburant rationnée à Kinshasa. Rien d’étonnant pour le citoyen lambda, car c’est le mode opératoire des sociétés pétrolières distributrices de carburant quand elles veulent obtenir du gouvernement l’autorisation de la hausse des prix à la pompe. 

À l’époque, c’était la dépréciation du franc congolais par rapport au dollar américain qui a été à l’origine d’une nouvelle structure de tarification des prix à la pompe. Aujourd’hui, le CDF est quasiment stable à 2 000 le dollar, mais c’est la hausse du prix du baril qui est évoquée. Toutefois, même légère, la hausse du prix à la pompe a toujours été « significative », dans la mesure où chaque augmentation des prix du carburant a des effets collatéraux sur les autres secteurs, notamment les transports. 

Pour rappel, le gouvernement applique le principe de libre fixation des prix par les mécanismes du marché. Cependant, l’eau, l’électricité, les transports en commun et le carburant, considérés comme des « produits stratégiques », sont encore soumis à l’homologation préalable (fixation d’une structure des prix) du ministre de l’Économie nationale en vertu de l’ordonnance-loi n°83/026 du 12 septembre 1983, modifiant le décret-loi du 20 mars 1961, relatif aux prix. 

Partant du principe d’homologation des prix des produits pétroliers, il a été créé par arrêté interministériel n°010/CAB/MIN-ECO/2004 et n°014-04/CAB.MIN-ENER/2004 du 5 juillet 2004, réorganisant le Comité de suivi des prix des produits pétroliers (CSPP), un organe technique consultatif du gouvernement, placé sous l’autorité du ministre de l’Économie nationale et composé d’experts de toutes les instances du gouvernement impliquées, ainsi que ceux de la profession pétrolière regroupant les sociétés de logistique (SEP-Congo et SOCIR) et les sociétés de distribution (Cobil, Engen, Total, etc.).

Cet organe est chargé d’analyser l’évolution de tous les paramètres de la structure des prix des produits pétroliers en vue de formuler à l’intention du ministre de l’Économie nationale des propositions des prix à fixer à la pompe. En vertu de l’arrêté interministériel du 14 décembre 2012, ces paramètres comprennent le prix moyen frontière (PMF-prix fournisseurs), le volume-structure par zone géographique (visant la détermination des charges unitaires par type de produits et par zone géographique) et le taux de change (servant à la conversion en CDF des éléments des prix calculés en dollar dans la structure des prix). 

Ainsi, c’est la variation au-delà du seuil de tolérance, fixé à plus ou moins 5 %, de l’un de ces trois principaux paramètres, qui conduit à la publication d’une nouvelle structure des prix des produits pétroliers. Par exemple, en 2014 et 2015, alors que le cours du baril de pétrole était en baisse, le gouvernement a maintenu inchangés les prix du carburant pour ne pas chambouler les recettes fiscales et parafiscales du secteur pétrolier. 

En août 2016, les prix à la pompe ont bougé, soit une hausse de 3,5 % et 6,2 %, respectivement pour tenir compte des changements observés sur les trois paramètres de la structure des prix des produits pétroliers. Ces trois paramètres ont varié de +13 % pour le prix moyen frontière, de -45 % pour le volume et de +11,7 % pour le taux de change.

Le manque à gagner

Au 31 mars 2018, les créances cumulées des sociétés pétrolières de distribution étaient évaluées à 207 604 075 dollars, suivant la commission d’amortissement du stock de sécurité, conformément à la lettre CAB/PM/CMEH/GBB/2018/2476 du 12 juillet 2018 de Bruno Tshibala Nzenzhe, alors 1ERMinistre sortant. À travers sa lettre n°722/CAB/MINET/ECONAT/JKN/GYN/gyn/2018, datée du 19 avril 2018, Joseph Kapika Ndji Kanku wa Mukumadi, alors ministre de l’Économie nationale, proposa à Bruno Tshibala d’aider les sociétés pétrolières à « faire face à leurs difficultés de trésorerie ». 

Il évoqua, d’une part, l’accumulation des factures non payées de fourniture de carburant, essentiellement aux Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) et à la Police nationale congolaise (PNC). Et, d’autre part, les pertes et le manque à gagner dus au gel des prix des produits pétroliers par le gouvernement. Dans cette lettre, Joseph Kapika informait Bruno Tshibala qu’il avait été saisi par le conseil d’administration de SEP Congo, à travers un courrier daté du 5 avril 2018 (référencé 0235/2018/DFN/CFI/BAK/SEPCONGO) pour « attirer l’attention du gouvernement sur la situation de cessation de paiement qui résulterait du non-paiement de ses créances sur l’État ». 

Joseph Kapika soulignait, par ailleurs, que « cette situation préoccupante est vécue de manière générale par toutes les sociétés pétrolières, qui éprouvent des réelles difficultés de trésorerie, malgré le paiement de 60 millions de dollars par compensation des taxes fiscales ». À cet effet, il sollicitait du 1ER Ministre la mise en place d’une ligne de crédit de 100 millions de dollars « auprès des banques commerciales locales pour le paiement au comptant de cette créance, dont le remboursement se fera à travers les lignes de la structure des prix des produits pétroliers ».

Pour rappel, en juillet 2017, le ministre de l’Économie nationale et le ministre des Finances (Henri Yav Mulang) avaient discuté avec les membres du Groupement professionnel de distributeurs de produits pétroliers (GPDPP). Ils s’étaient mis d’accord pour mettre en place une commission aux fins d’examiner les propositions de paiement des créances des entreprises pétrolières sur l’État, ainsi que d’actualiser la structure des prix des produits pétroliers et réduire ou supprimer les pertes et manques à gagner pour les sociétés distributrices. Cette situation a été provoquée par des écarts trop importants entre les prix des produits pétroliers à la pompe et l’évolution des paramètres de la structure de ces prix.

Outre le paiement cash (par tranches de juillet à décembre 2017) par le Trésor public des créances certifiées au 31 janvier 2017, il avait été convenu de l’allocation, selon les disponibilités de devises, par le gouvernement à la profession pétrolière d’un montant mensuel en devises d’au moins 20 millions de dollars pour l’importation des produits pétroliers. 

Il avait été aussi convenu de la compensation, au 31 décembre 2017, d’une partie des créances de sociétés pétrolières avec leurs obligations financières vis-à-vis de l’État, au titre des dividendes à verser et d’impôts et taxes (impôt sur le bénéfice et le profit, acomptes provisionnels, droits d’entrée sur les produits pétroliers, TVA à l’importation de ces produits et à leur vente à l’intérieur du pays). Les sociétés pétrolières avaient également obtenu de lever la marchandise à la douane et de payer après la vente…

Ce n’était que des « solutions palliatives, temporaires et exceptionnelles », fait remarquer un expert du gouvernement qui avait participé aux travaux de cette commission. Aujourd’hui, tout ce que les sociétés pétrolières de distribution ont considéré comme « privilèges » n’existe plus. D’où elles revendiquent une actualisation régulière de la structure des prix des produits pétroliers en tenant compte de l’évolution des paramètres généralement pris en compte : le taux de change, le volume mis en consommation et le prix moyen frontière.

La ligne de crédit 

Le 10 mai 2018, Bruno Tshibala autorisa le ministre de l’Économie nationale à mettre en place une ligne de crédit sollicitée auprès des banques commerciales locales destinée au paiement de la créance des sociétés pétrolières. Toutefois, le 1ER Ministre demanda au ministre de l’Économie nationale de « concevoir un plan de remboursement réaliste qui prend en compte la structure du prix des produits pétroliers comme mécanisme garantissant cette ligne de crédit ». 

Le 22 mai de la même année, Joseph Kapika adressa une correspondance (n°967/CAB/MINET/ECONAT/JKN/GYN/gyn/2018) à Henri Yav Mulang, le ministre des Finances, à propos de « la ligne de crédit pour paiement créances des SOCOMS ». Il dit ceci : « Faisant suite aux instructions me transmises par courrier de Son Excellence Monsieur le Premier Ministre, Chef du Gouvernement, référencé n° CAB/PM/CMEH/GBB/2018/1533 du 10 mai 2018, relatif aux manques à gagner des sociétés commerciales pétrolières, je vous informe que la Rawbank a manifesté son intérêt sur la mise en place d’une ligne de crédit de 100 millions USD, en vue de procéder au payement de la créance des sociétés pétrolières… ». 

Cette créance est répartie de la manière ci-après : Engen RDC (29 905 080 dollars), Cobil SA (22 930 088 dollars), Total RDC (18 842 251 dollars), SEP Congo (15 924 296 dollars), SOCIR (8 777 679 dollars), GENAPEP (2 441 257 dollars), SPSA/Cobil SA (1 179 340 dollars). 

Joseph Kapika précisa que « le remboursement de cette ligne de crédit se fera à partir de janvier 2019, pour environ 5 millions USD par mois, par domiciliation directe à la Rawbank des redevances, impôts et taxes dus par les trois sociétés, à savoir Engen DRC, Total RDC et Cobil SA ». Pour lui, il faut bien éviter de « priver le Trésor public de la totalité des recettes liées à l’activité pétrolière ».

À cet effet, il demanda au ministre des Finances d’« instruire le Gouverneur de la Banque centrale du Congo d’établir les traites avalisées au profit des sociétés commerciales, conformément à la répartition de la créance sus-indiquée, qui seront présentées à l’escompte à la Rawbank ». Et « il appartient ainsi à la Rawbank d’établir un programme de paiement échelonné de ces créances, en vue de se conformer à la réglementation en vigueur ».

Joseph Kapika demanda également à Henri Yav d’« instruire, de manière irrévocable, les régies financières, à savoir la DGI, la DGRAD et la DGDA, de prendre toutes les dispositions nécessaires pour la mise en exécution de ce mécanisme de remboursement de cette dette, et enfin, de créer une commission ad hoc, chargée de l’amortissement de la créance ».

Voici, par ailleurs, la répartition du paiement de l’acompte de 60 millions de dollars, soit environ 30 % de la créance, représentant les compensations fiscales par régie financière : Cobil SA devait 1 071 372,95 dollars (2017) et 6 954 692,05 dollars (2018) à la Direction générale des impôts (DGI) ; 891 677,42 dollars (2017) et 4 190 155,58 dollars (2018) à la Direction générale des douanes et accises (DGDA) ; et 650 155 dollars (2018) à la Direction générale des recettes administratives, domaniales, judiciaires et des participations (DGRAD). Soit un cumul (2017 et 2018) de 13 758 053 dollars.

Engen DRC devait 2 727 096,77 dollars (2017) et 6 413 916,35 dollars (2018) à la DGI ; 3 575 447,79 dollars (2017) et 4 097 995,35 dollars (2018) à la DGDA ; et 318 967,74 dollars (2017) et 809 625,01 dollars (2018) à la DGRAD. Soit un cumul (2017 et 2018) de 17 943 049 dollars. 

Total RDC devait 2 438 709,68 dollars (2017) et 1 964 018,32 dollars (2018) à la DGI ; 2 094 193,55 dollars (2017) et 4 808 429,05 (2018) à la DGDA. Soit un cumul (2017 et 2018) de 11 305 350,60 dollars.

GENAPEP devait 878 852,53 dollars (2018) à la DGI ; 585 901,69 dollars (2018) à la DGDA. Soit un cumul de 1 464 754,22 dollars. SEP Congo devait 4 285 714,29 dollars (2017) et 5 268 863,71 dollars (2018) à la DGI. Soit un cumul (2017 et 2018) de 9 554 578 dollars.

La SOCIR devait 2 378 429,30 dollars (2017) et 2 088 178,70 dollars (2018) à la DGI ; 322 580,65 dollars (2017) et 477 419,35 dollars (2018) à la DGRAD. Soit un cumul de 5 266 608 dollars. Et enfin, SPSA devait 707 609 dollars (2018) à la DGI. 

« Aujourd’hui, difficile d’établir si la Rawbank et la FBN Bank qui avaient accepté de jouer le jeu, sont rentrées dans leurs droits », doute le même expert du gouvernement. Quelles sont les pistes pour l’instant à mettre sur la table ? La course au geste commercial est donc lancée…

La suite de cet article est à lire dans le PDF de l’édition n°314 de Business et Finances.