Il est des rêves maléfiques, des fantasmes funestes. Ils donnent une satisfaction imaginaire à des désirs inavouables, mais parfois, ils induisent des conduites bien réelles… ou, malheureusement, des politiques. Comme ce rêve, que pourraient faire les partisans du gouvernement d’extrême droite, allié aux religieux les plus radicaux, que dirige Benyamin Nétanyahou : «Un matin, les Israéliens, n’en croyant pas leurs yeux, découvrent qu’entre la Méditerranée et le Jourdain, à Jérusalem-Est, à Ramallah, Hébron, Naplouse, Bethléem, et même dans la bande de Gaza, il n’y a soudain plus un seul Palestinien !» Envolés, disparus, volatilisés ou exilés ! Une sorte de Nakba fulgurante et silencieuse aurait eu lieu. Dix fois plus radicale que celle de 1948, qui avait chassé 700 000 personnes. Peu importe ce que seraient devenus tous ces «Arabes», l’essentiel étant qu’enfin, ils n’existent plus ! Qu’on n’en parle plus ! Aussitôt, la totalité de la terre sur laquelle ce peuple a vécu si longtemps pourrait être récupérée, exploitée, lotie et habitée. Mais surtout, on serait désormais «entre soi» («On est chez nous !»), et la promesse biblique absurdement considérée comme attestation historique serait désormais tenue. Mais il faut bien se réveiller : les Palestiniens sont toujours là, en nombre bientôt égal à celui des Juifs israéliens (7 millions), sans compter les millions de réfugiés (au Liban, en Jordanie, etc.) s’acharnant à faire valoir leur «droit au retour» (reconnu et géré internationalement par l’UNRWA). Quelle déception !
Certes, des Palestiniens peuvent aussi faire le même rêve inversé, mais, en ce qui les concerne, sans le moindre espoir de réalisation tant ils sont actuellement défaits et dépourvus de tout recours. Humiliés, condamnés à une sorte d’apartheid dans des «réduits géographiques» de plus en plus étroits, oubliés par la communauté internationale, par les pays arabes, mais aussi tirés parfois comme des lapins, comme à la frontière avec Gaza (60 morts le lundi 14 mai).
Pourtant, même soutenus de façon presque obscène par Donald Trump, les dirigeants israéliens n’ont pas la victoire magnanime : ils s’acharnent sur ceux qui ont manifestement perdu. Pourquoi cette rage ? Parce qu’ils comprennent confusément que, contrairement à leur rêve, ces perdants seront sans doute toujours là ! En dépit de ce qu’ils subissent, les Palestiniens ne disparaîtront ni ne partiront. Vaincus, écrasés, ayant perdu confiance en leurs propres dirigeants corrompus et impuissants (honteusement antisémites, comme Mahmoud Abbas, ou islamistes autoritaires, qui viole les droits de l’homme comme le Hamas !) ils refuseront de quitter un pays qui reste le leur, même s’il n’est plus question, bien sûr, de dénier aux Israéliens de continuer à vivre dans cette région du monde où d’autres horreurs de l’Histoire les ont amenés à s’installer. Les Juifs aussi sont là, désormais. Cela aussi est un fait, même si les utopies des premiers temps, les idéaux démocratiques, le socialisme heureux des kibboutz, les chances de cohabitation avec les peuples natifs (que la très colonialiste «déclaration Balfour» prévoyait pourtant), comme la perspective de deux Etats, ou celle d’un seul Etat égalitaire, ont été minés jusqu’à voler en éclats.
Au cours d’un tout récent voyage à Jérusalem et en Cisjordanie, j’ai cependant pu constater que la stratégie d’Israël consistait à «faire comme si» le fantasme d’éradication d’une population (présentée comme absolument dangereuse pour sa sécurité) prenait le pas sur tout réalisme, toute sagesse, toute équité. Ainsi, j’ai vu le mur qui enferme la Cisjordanie et dont la construction bafoue le droit international, les résolutions de l’ONU, et ne respecte même pas le tracé de la Ligne verte (frontière officielle depuis 1967). J’ai vu cette enceinte grise, de huit mètres de haut, séparer arbitrairement la maison d’agriculteurs palestiniens de leurs propres champs d’oliviers afin que ceux-ci restent du côté israélien. J’ai vu d’autres maisons, réduites, en une nuit, à un tas de décombres par les bulldozers de l’armée israélienne sous prétexte que le fameux mur vient d’être érigé à moins de 300 mètres, et que la maison n’a pas de permis de construire (puisqu’à peine 13 % des permis sont octroyés à des Palestiniens, souvent cinq ou sept ans après la demande).
J’ai vu surtout les «colonies» qui s’implantent partout sur le sol cisjordanien, de façon sauvage mais protégées «officiellement», par les soldats, dès qu’elles surgissent. Des colonies, comme à Wadi Fukin ou en tant d’autres lieux, qui sont en fait des villes, des sortes monstruosités bétonnées de 10 000 à 40 000 habitants qui, telles des mâchoires enserrent des villages palestiniens que leurs habitants apeurés désertent. J’ai vu les rutilantes autoroutes israéliennes reliant ces colonies et les vilaines routes palestiniennes contraintes de passer sous terre afin de ne pas les croiser, et j’ai vu les écoliers dont l’école, toute proche, n’est accessible qu’au prix de trois quarts d’heure de marche, en raison du passage du mur. J’ai vu les quartiers de Jérusalem-Est dont les habitants payent les mêmes impôts locaux que ceux de l’Ouest, mais où les ordures ne sont plus ramassées. Ces natifs palestiniens de Jérusalem ne disposent d’ailleurs que d’un «permis de résidence» qu’on peut leur retirer arbitrairement.
J’ai vu les Bédouins misérables, près de la vallée du Jourdain, assistant en silence au pompage de l’eau de leur terre par des pompes israéliennes ultramodernes qui permettent aux colons retranchés d’avoir des piscines tandis que ces mêmes Bédouins, avec des citernes rouillées tirées par des tracteurs, vont acheter de l’eau quatre fois son prix aux Israéliens. J’ai vu à Hébron, ville en principe palestinienne, ce quartier devenu fantôme car interdit aux Palestiniens par l’armée israélienne qui intervient partout où elle le souhaite, et j’ai vu le souk en plein air, dominé par ces immeubles surréalistes, d’où les colons, protégés par des gardes dans des miradors, jettent leurs sacs poubelles et leurs eaux sales sur les passants palestiniens.
J’ai vu les enfants traumatisés du camp de réfugiés de Jenine, des gosses qui m’ont confié avec un vague sourire que ce dont ils rêvaient, eux, c’était de «voir un jour comment c’était la mer !», une mer à moins d’une heure de voiture, mais, comme me le rappelait leur enseignante, «une mer qu’ils ne verront jamais» puisque ni eux-mêmes ni leurs parents ne disposeront des papiers nécessaires pour passer les «check-points». J’ai vu, à un point de contrôle, la très jeune soldate blonde avec son gilet pare-balles et son fusil-mitrailleur, maltraiter de vieux Palestiniens obligés de vider sur le sol tout le contenu de leur voiture. Elle allait jusqu’à couper en deux leurs pastèques (au cas où elles cacheraient des bombes !). J’ai vu l’école plusieurs fois mise à sac et couverte d’inscriptions racistes par des colons ayant brisé les pieds de toutes les petites chaises des enfants de moins de 6 ans, et tous leurs jeux. J’ai vu cette jeune femme, étudiante qui aperçoit les lumières de Jérusalem de la terrasse de sa maison mais qui, à 20 ans, n’y est jamais allée parce que son père a, un jour, avant sa naissance, été arrêté, et qu’elle est donc, en représailles, «prisonnière» du mauvais côté du mur.
Toute cette répression, ces contrôles, enfermements, implantations ou occupations tendent à faire de la Cisjordanie une étoffe en lambeaux, une peau de chagrin misérable, dont les habitants devraient s’évaporer miraculeusement. A moins qu’on ne les parque définitivement dans des ghettos à ciel ouvert (ce qu’est Gaza).
Cette réalité, je n’en avais pas idée avant de venir sur place. Et de nombreux Israéliens, de Tel-Aviv ou de Jérusalem-Ouest, ne tiennent pas non plus à savoir ce qui se passe derrière le mur, préférant imaginer tout Palestinien un couteau à la main, partisan du Hamas.
Mais ce que j’ai aussi découvert chez un nombre considérable de jeunes et de moins jeunes Palestiniens, c’est le désir ardent de «mener un jour une vie normale». Bizarrement, à leur réelle désespérance se mêle une étonnante énergie. Ils s’investissent, avec les moyens du bord, dans des tâches culturelles et humanitaires, réhabilitant ou défendant des «lieux de mémoire», reconstruisant ce qui est régulièrement détruit et résistant avec persévérance aux arrestations arbitraires, aux difficultés économiques. Cet entêtement et cette détermination à «rester là» font que le «rêve de les voir disparaître» n’est bien qu’un rêve et que la raison, l’équité, l’aspiration humaine à une paix juste impliquent de tenir compte de cette présence pérenne d’un peuple qui a lui aussi une culture, une identité, et… des droits. Dans cette actuelle et dramatique impasse, subsistent quelques fragiles espérances, surtout lorsque des Juifs israéliens viennent tout spécialement dire en hébreu aux soldats d’occupation qu’il y eut d’autres camps dont les gardiens prétendaient ne faire qu’obéir à des ordres, et lorsque certains de ces soldats tiennent à témoigner d’exactions auxquelles ils ont assisté ou… participé («Breaking the Silence»). Infime optimisme encore lorsque se rencontrent des mères israéliennes et palestiniennes ayant toutes perdu un enfant dans le conflit, ou lorsque des membres du centre israélien B’Tselem informent leurs concitoyens de violations des droits humains par leur propre pays. Comme si, en cette heure sombre, une lointaine solution dépendait de contacts réalistes et sincères entre les deux peuples et non de rêves porteurs, à terme, de désastre pour tous.
Pierre Péju, écrivain
Dernier ouvrage paru : Reconnaissance, Gallimard, 2017.